Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7237

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7237. — À M. L’ÉVÊQUE D’ANNECY.
À Ferney, 15 avril.

Monseigneur, j’aurais dû répondre sur-le-cbamp à la lettre[1] dont vous m’avez honoré, si mes maladies me l’avaient permis.

Cette lettre me cause beaucoup de satisfaction, mais elle m’a un peu étonné. Comment pouvez-vous me savoir gré de remplir des devoirs dont tout seigneur doit donner l’exemple dans ses terres, dont aucun chrétien ne doit se dispenser, et que j’ai si souvent remplis ? Ce n’est pas assez d’arracher ses vassaux aux horreurs de la pauvreté, d’encourager leurs mariages, de contribuer, autant qu’on le peut, à leur bonheur temporel, il faut encore les édifier ; et il serait bien extraordinaire qu’un seigneur de paroisse ne fit pas, dans l’église qu’il a bâtie, ce que font tous les prétendus réformés dans leurs temples, à leur manière.

Je ne mérite pas assurément les compliments que vous-voulez bien me faire, de même que je n’ai jamais mérité les calomnies des insectes de la littérature, qui sont méprisés de tous les honnêtes gens, et qui doivent être ignorés d’un homme de votre caractère. Je dois mépriser les impostures, sans pourtant haïr les imposteurs. Plus on avance en âge, plus il faut écarter de son cœur tout ce qui pourrait l’aigrir ; et le meilleur parti qu’on puisse prendre contre la calomnie, c’est de l’oublier. Chaque homme doit des sacrifices, chaque homme sait que tous les petits incidents qui peuvent troubler cette vie passagère se perdent dans l’éternité, et que la résignation à Dieu, l’amour de son prochain, la justice, la bienfaisance, sont les seules choses qui nous restent devant le Créateur des temps et de tous les êtres. Sans cette vertu que Cicéron appelle caritas generis humani[2], l’homme n’est que l’ennemi de l’homme ; il n’est que l’esclave de l’amour-propre, des vaines grandeurs, des distinctions frivoles, de l’orgueil, de l’avarice, et de toutes les passions. Mais s’il fait le bien pour l’amour du bien même, si ce devoir (épuré et consacré par le christianisme) domine dans son cœur, il peut espérer que Dieu, devant qui tous les hommes sont égaux, ne rejettera pas des sentiments dont il est la source éternelle. Je m’anéantis avec vous devant lui, et, n’oubliant pas les formules introduites chez les hommes, j’ai l’honneur d’être avec respect, etc.

P. S. Vous êtes trop instruit pour ignorer qu’en France un seigneur de paroisse doit, en rendant le pain bénit, instruire ses vassaux d’un vol commis dans ce temps-là même avec effraction, et y pourvoir incontinent, de même qu’il doit avertir si le feu prend à quelques maisons du village, et faire venir de l’eau. Ce sont des affaires de police qui sont de son ressort.

  1. Voyez lettre 7234.
  2. Voyez la note, tome XVIII, page 133.