Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7234

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7234. — DE M. L’ÉVÈQUE D’ANNECY[1].
Annecy, le 11 avril.

Monsieur, on dit que vous avez fait vos pâques : bien des personnes n’en sont rien moins qu’édifiées, parce qu’elles s’imaginent que c’est une nouvelle scène que vous avez voulu donner au public, en vous jouant encore de ce que la religion a de plus sacré. Pour moi, monsieur, qui pense plus charitablement, je ne saurais me persuader que M. de Voltaire, ce grand homme de notre siècle, qui s’est toujours annoncé comme élevé, par les efforts d’une raison épurée et par les principes d’une philosophie sublime, au-dessus des respects humains, des préjugés et des faiblesses de l’humanité, eût été capable de trahir et de dissimuler ses sentiments par un acte d’hypocrisie qui suffirait seul pour ternir toute sa gloire, et pour l’avilir aux yeux de toutes les personnes qui pensent. J’ai dû croire que la sincérité avait toujours fait le caractère de vos démarches. Vous vous êtes confessé, vous avez même communié ; vous l’avez donc fait de bonne foi, vous l’avez donc fait en vrai chrétien ; vous l’avez fait, persuadé de ce que la foi nous dicte par rapport au sacrement que vous avez reçu. Les incrédules ne pourront donc plus se glorifier de vous voir marcher à leur tête portant l’étendard de l’incrédulité ; le public ne sera plus autorisé à vous regarder comme le plus grand ennemi de la religion chrétienne, de l’Église catholique, et de ses ministres. S’il ne peut, malgré les protestations contraires insérées de votre part en certaines gazettes, se persuader que vous ne soyez pas l’auteur d’une foule d’écrits, de brochures, et d’ouvrages remplis d’impiété, qui ont déjà occasionné tant de désordre dans la société, tant de dérèglements dans les mœurs, tant de profanations dans le sanctuaire ; il croira au moins que, revenu à vous-même, vous avez enfin résolu de ne plus mettre au jour de semblables productions, et que, par un acte aussi éclatant que celui que vous avez fait dans l’église de votre paroisse, le jour de Pâques, vous avez voulu rendre un hommage public à la religion qui vous a vu naître dans son sein, et à qui des talents aussi distingués que les vôtres auraient été infiniment utiles, si vous les lui aviez consacrés. Il espérera encore qu’en soutenant ce premier acte par des sentiments et par une conduite uniformes, et qu’en perfectionnant l’ouvrage d’une conversion ébauchée, vous ne laisserez plus aux gens de bien, amateurs de la religion, que le juste sujet de rendre grâces à Dieu, et de le bénir d’un retour qui mettra le comble à leur joie et à leur consolation.

Si le jour de votre communion on vous avait vu, non pas vous ingérer à prêcher le peuple dans l’église sur le vol et les larcins, ce qui a fort scandalisé tous les assistants ; mais lui annoncer, comme un autre Théodose, par vos soupirs, vos gémissements et vos larmes, la pureté de votre foi, la sincérité de votre repentir, et le désaveu de tous les sujets de mésédification qu’il a cru entrevoir par le passé dans votre façon de penser et d’agir, alors personne n’aurait plus été dans le cas de regarder comme équivoques vos démonstrations apparentes de religion. On vous aurait cru mieux disposé à approcher de cette table sainte où la foi ne permet aux âmes, même les plus pures, de ne se présenter qu’avec une religieuse frayeur ; on aurait été plus édifié de vous y voir, et peut-être auriez-vous tiré plus d’avantage de vous y être présenté.

Mais, quoi qu’il en soit du passé, que je dois laisser au jugement du souverain scrutateur des cœurs et des consciences, ce seront les fruits qui feront juger de la qualité de l’arbre ; et j’espère, par ce que vous ferez à l’avenir, que vous ne laisserez aucun lieu de douter de la droiture et de la sincérité de ce que vous avez déjà fait. Je me le persuade d’autant plus facilement, que je le souhaite avec plus d’ardeur, n’ayant rien plus a cœur que votre salut, et ne pouvant oublier qu’en qualité de votre pasteur, je dois rendre compte à Dieu de votre âme, comme de celles du troupeau qui m’a été confié par la divine Providence.

Je ne vous dirai pas, monsieur, combien j’ai déjà gémi sur votre état, ni combien j’ai déjà offert de prières et de supplications au Dieu des miséricordes, pour qu’il daignât enfin vous éclairer de ces lumières célestes qui font aimer et suivre la vérité, en même temps qu’elles la font connaître ; je me bornerai simplement à vous faire remarquer que le temps presse, et qu’il vous importe de ne point perdre aucun de ces moments précieux que vous pouvez encore employer utilement pour l’éternité. Un corps exténué, et déjà abattu sous le poids des années, vous avertit que vous approchez du terme où sont allés aboutir tous ces hommes fameux qui vous ont précédé et dont à peine reste-t-il aujourd’hui la mémoire. En se laissant éblouir par le faux éclat d’une gloire aussi frivole que fugitive, la plupart d’entre eux ont perdu de vue les biens et la gloire immortelle, plus dignes de fixer leurs désirs et leurs empressements. Fasse le ciel que, plus sage et plus prudent qu’eux, vous ne vous occupiez plus à l’avenir que de la recherche de ce bonheur souverain qui peut seul remplir le vide d’un cœur qui ne trouve rien ici-bas qui puisse le contenter !

C’est ce que je ne cesserai de demander au Seigneur par mes vœux les plus ardents ; et je le dois au vif intérêt que je prends à tout ce qui vous regarde, au zèle dont je suis animé pour votre salut, et aux sentiments respectueux avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.

  1. J.-P. Biort ; voyez tome XXXIX, page 550, et XXVIII, 69 et 71 ; et ci-après les lettres 7237, 7247, 7252, 7255, 7304. On peut, sur cette affaire de 1768, consulter les Mémoires sur Voltaire, etc., 1826, tome Ier, pages 69 et suiv.