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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7786

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7786. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 17 février.

Le pauvre Lorrain, dont vous vous souvenez[1], trouve une grande différence des copies qu’il fait à présent à celles qu’il faisait autrefois. À présent, il écrit pour le temps : il y a dix-huit ans, c’était pour l’immortalité. Il n’en est pas moins flatté de l’approbation que vous donnez à son ouvrage[2], qui roule sur des idées dont on trouve le germe dans l’Esprit d’Helvétius et dans les Essais de d’Alembert. L’un écrit avec une métaphysique trop subtile, et l’autre ne fait qu’indiquer ses idées.

Le pauvre Lorrain sent qu’il vous a importuné par l’envoi des rêveries de son maître ; mais, par une suite de l’élévation où se trouve le patriarche de Ferney, il doit s’attendre à ces sortes d’hommages et d’importunités. Le patriarche demande des vers en welche d’un auteur tudesque, il en aura ; mais il se repentira de les avoir demandés. Ces vers sont adressés à une dame qu’il doit connaître[3] ; ils ont été faits à l’occasion d’un propos de table, où cette dame se plaignait de la difficulté de trouver un juste milieu entre le trop et le trop peu. Ce sont de ces vers de société dont Paris fournissait autrefois d’amples recueils, qui commencent à devenir plus rares.

Le pauvre Lorrain est bien embarrassé à découvrir le génie dont vous lui parlez ; il l’a cherché partout. Ce n’est pas sans raison : les roses et les lauriers ont tous été transplantés en Russie ; de sorte qu’il le cherche en vain. Ce Lorrain suppose que la brillante imagination qui triomphe à Ferney du temps et des infirmités de l’âge a tracé de fantaisie le tableau de ce génie, et qu’il en est comme du jardin des Hespérides et de la fontaine de Jouvence, que la grave antiquité a si longtemps recherchés inutilement.

Si cependant il était question d’un bon vieux radoteur de philosophe qui habite une vigne de ces environs, il a chargé le Lorrain de vous assurer qu’il regrette fort le patriarche de Ferney, qu’il voudrait qu’il fût possible encore de le recueillir chez lui, et de l’associer à ses études ; qu’au moins ce patriarche peut être assuré que personne n’apprécie mieux son mérite, et n’aime plus que lui son beau génie.

Fédéric.
  1. Voyez lettre 7770.
  2. Essai sur l’amour-propre envisagé comme principe de morale ; pièce du roi de Prusse ; voyez une note sur la lettre 7770.
  3. Épître (en cinquante-quatre vers) sur le trop et le trop peu, à madame de Morrien ; elle fait partie des Œuvres posthumes de Frédéric, qui L’avait composée en mars 1765. (B.)