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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7859

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 52-54).
7859. — À M. LE MARECHAL DUC DE RICHELIEU.
Par Versoy, pour le château de Ferney, 20 avril.

Je suis enchanté quand vous avez la bonté de m’écrire, mais je ne me plains point quand vous me négligez. Il faudrait que je radotasse cent fois plus que je ne fais pour exiger que mon héros, vice-roi d’Aquitaine, premier gentilhomme de la chambre, entouré d’enfants, de parents, d’amis, d’affaires considérables domestiques et étrangères, eût du temps à perdre avec ce vieux solitaire qui vous sera attaché jusqu’à son dernier moment.

Je m’attendais bien, monseigneur, que les Souvenirs de madame de Caylus vous en rappelleraient beaucoup d’autres. Ils ne disent presque rien ; mais ils rafraîchissent la mémoire sur tout ce que vous avez vu dans votre première jeunesse. Tout est précieux du siècle de Louis XIV, jusqu’aux bêtises du valet de chambre La Porte[1]. Je ne crois pas qu’il y ait un seul nom des personnes dont sa cour était composée qui ne puisse exciter encore de l’attention, non-seulement en France, mais chez les étrangers.

Il faut à présent aller en Russie pour voir de grandes choses. Si on vous avait dit, dans votre enfance, qu’il y aurait à Moscou des carrousels d’hommes et de femmes plus magnifiques et plus galants que ceux de Louis XIV ; si on avait ajouté que les Russes, qui n’étaient alors que des troupeaux d’esclaves, sans habits et sans armes, feraient trembler le Turc dans Constantinople, vous auriez pris ces idées pour des contes des Mille et une Nuits.

L’impératrice me faisait l’honneur de me mander, il n’y a pas quinze jours[2], qu’elle ne manquait et ne manquerait ni d’hommes ni d’argent. Pour des hommes, il y en a en France ; et pour de l’argent, votre contrôleur général doit en avoir, car il nous a pris tout le nôtre. La bombe a crevé sur moi : il m’a pris deux cent mille francs qui faisaient tout mon patrimoine, et que j’avais mis entre les mains de M. de La Borde. Si cet holocauste est utile à l’État, je fais le sacrifice sans murmurer.

J’avais déjà partagé mon bien comme si j’étais mort. Mes besoins se réduiront à peu de chose pour quelques jours que j’ai encore à vivre ; ainsi je ne regrette rien.

Vous avez eu trop de bonté de vous arranger si vite avec ma famille ; vous savez que j’étais bien éloigné de demander pour elle un payement si prompt. Je serais extrêmement affligé que vous vous fussiez gêné.

Je ne sais à quoi aboutiront toutes les secousses que l’on donne aux fortunes des particuliers. J’imagine toujours que le gouvernement sera prudent et équitable.

Je ne m’attendais pas que mon neveu, qui a eu l’honneur de vous parler, fût jamais juge de M. le duc d’Aiguillon ; cela me paraît ridicule. Je suis entouré de ridicules plus sérieux. Vous savez sans doute qu’il y a eu du monde de tué à Genève, et que ces pauvres enfants de Calvin sont sous les armes depuis deux mois. Genève n’est plus ce que vous l’avez vue. Mon petit château, que vous avez daigné honorer de votre présence, et que j’ai beaucoup agrandi depuis, est plein actuellement de Genevois fugitifs à qui j’ai donné un asile. J’ai eu chez moi des blessés, la guerre a été à ma porte. La république a envoyé mon libraire en ambassade à Versailles ; je m’imagine que le roi lui enverra son relieur pour mettre la paix chez elle.

Je conçois que vous avez des affaires qui doivent vous occuper davantage ; les tracasseries de ce monde ne finissent point tant qu’on est sur le trottoir.

La Fontaine avait bien raison de dire :


Jamais un courtisan ne borna sa carrière.


On n’attrape jamais le repos après lequel tout le monde soupire ; le repos n’est que dans le tombeau. J’ai été sur le point de le trouver au milieu de mes neiges, il n’y a pas longtemps ; j’en suis encore entouré l’espace de quarante lieues ; il y en a actuellement de trente pieds de hauteur dans les abîmes du mont Jura. La Sibérie est le paradis terrestre, en comparaison de ce petit morceau.

Franchement, j’aurais mieux aimé vous faire ma cour dans votre beau palais, qui est aussi brillant que votre Place-Royale était triste ; mais je vois bien que je mourrai sans avoir eu la consolation de vous revoir, et cela me fâche.

Si vous êtes le doyen de notre Académie, je suis, moi, le doyen vos courtisans ; il n’y a personne en France qui puisse me disputer ce titre.

Je serais enchanté que vous pussiez rendre Mlle Clairon au théâtre. Je ne jouirais pas à la vérité de cette conversion, mais le public vous en saurait gré (si le public sait jamais gré de quelque chose). On passe sa vie à travailler pour des ingrats ; on voit deux ou trois générations passer sous ses yeux : elles se ressemblent comme deux gouttes d’eau : j’entends pour les vices du cœur, car pour les beaux-arts et le bon goût, c’est autre chose. Le bon temps est passé, il faut en convenir. Enveloppez-vous dans votre gloire et dans les plaisirs, c’est assurément le meilleur parti. Vous pourriez très-bien, quand vous serez dans le royaume du prince Noir[3], vous donner l’amusement de faire jouer les Guèbres. Il y a là un jeune avocat général, M. Dupaty, qui pétille d’esprit, et qui déteste cordialement les prêtres de Pluton. Il est idolâtre de la tolérance. Mon apostolat n’a pas laissé de faire fortune parmi les honnêtes gens ; c’est ce qui berce ma vieillesse. Mais ce qui la bercerait avec plus de charmes, ce serait de vous apporter ma maigre figure, avec mon très-tendre et très-profond respect.

En attendant, je prierai Dieu pour vous, en qualité de bon capucin. Cette nouvelle dignité, dont je suis décoré, a beaucoup réjoui Ganganelli, qui est en vérité un homme de beaucoup d’esprit.

Daignez recevoir ma bénédiction, comme vous la reçûtes à Notre-Dame de Cléry.

Frère François, capucin indigne.

  1. Il y a un article tome XIV, page 95.
  2. Il y a un peu plus longtemps (voyez lettres 7755 et 7817) ; ou la lettre est perdue.
  3. La Guienne, dont Richelieu était gouverneur.