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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7861

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 55).
7861. — À M. DE LA HARPE.
23 avril.

Mon cher enfant, n’espérez pas rétablir le bon goût. Nous sommes en tout sens dans le temps de la plus horrible décadence. Cependant soyez sûr qu’il viendra un temps où tout ce qui est écrit dans le style du siècle de Louis XIV surnagera, et où tous les autres écrits goths et vandales resteront plongés dans le fleuve de l’oubli. Les hommes veulent bien se tromper pour quelque temps, cabaler, en imposer ; mais ils ne veulent point s’ennuyer.

Il est impossible de lire la plupart des ouvrages qu’on fait aujourd’hui ; mais on lira toujours la Religieuse. Pourquoi ? parce qu’elle est écrite dans le style de Jean Racine.

Je crois qu’à présent on ne lit guère dans Paris que les arrêts du conseil : l’auteur a bien senti qu’il fallait intéresser pour être lu, et parler aux passions. Je suis même persuadé que les écrits de monsieur le contrôleur général ont touché jusqu’aux larmes quatre ou cinq mille pères et mères de famille. Jamais Mlle Clairon ni Mlle Dumesnil n’en ont tant fait répandre ; mais on ne peut pas dire à l’auteur, avec Horace[1] et Boileau :


Pour m’arracher des pleurs, il faut que vous pleuriez.

(Boileau, Art poet., ch. III, v. 142.)

Celui qui vous a prié, dans sa lettre anonyme, de ne me point ressembler a bien raison ; ne ressemblez jamais qu’à vous-même.

Nous embrassons de tout notre cœur, Mme Denis et moi, le père et la marraine de Mélanie.

  1. Art poétique, vers 102.