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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7864

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 57-58).
7864. — À M. LEKAIN.
25 avril.

Mon très-grand et très-cher soutien de la tragédie expirante, on avait dit dans la chambre du roi que vous étiez mort ; on me l’avait mandé, et, au lieu de vous répondre, je vous ai pleuré. Dieu merci, j’apprends que vous êtes en vie. La vérité ne se dit guère dans la chambre du roi.

Vous allez briller à Versailles, et faire voir à madame la dauphine ce que c’est que la tragédie française bien jouée. Elle n’en a sûrement pas l’idée.

Pigalle, mon cher ami, tout Pigalle, tout Phidias qu’il est, ne pourra jamais animer le marbre comme vous animez la nature sur le théâtre. Vous avez au-dessus des sculpteurs et des peintres un grand avantage, c’est celui de rendre tous les sentiments et toutes les attitudes, et ils n’en peuvent exprimer qu’un seul.

Nous savons à peu près ce que c’est que la petite drôlerie dont vous nous avez parlé ; c’est une ancienne pièce qui n’est point du tout dans le goût d’à présent. Elle fut faite par l’abbé de Châteauneuf, quelque temps après la mort de Mme Ninon de Lenclos. Je crois même qu’elle ne pourrait réussir qu’autant qu’on saurait qu’elle est du vieux temps. Ce serait aujourd’hui une trop grande impertinence d’entreprendre de faire rire le public, qui ne veut, dit-on, que des comédies larmoyantes.

Je crois qu’il n’y a dans Paris que M. d’Argental qui ait une bonne copie du Dépositaire. Je sais de gens très-instruits que celle qu’on a lue à l’assemblée est non-seulement très-fautive, mais qu’elle est pleine de petits compliments aux dévots que la police ne souffrirait pas. L’exemplaire de M. d’Argental est, dit-on, purgé de toutes ces horreurs.

Au reste, si on la joue, on pourra très-bien s’arranger en votre faveur avec Thieriot ; mais il faut que le tout soit dans le plus profond secret, à ce que disent les parents de l’abbé de Châteauneuf, qui ont hérité de ses manuscrits.

Je ne crois pas, entre nous, que les eaux, de quelque nature qu’elles soient, puissent faire du bien ; mais je crois que l’eau pure en fait beaucoup, et le régime encore davantage. Les voyages des eaux ont été inventés par des femmes qui s’ennuyaient chez elles. Conservez votre santé malgré M. l’abbé Terray, et qu’il ne vous ôte pas ce bien inestimable.