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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7866

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 59-60).
7866. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
25 avril.

Mon cher ange, on m’avait mandé que Lekain était mort ; passe pour moi, qui ai, comme vous savez, soixante-dix-sept ans, et qui n’en peux plus ; mais il faut que Lekain vive, et qu’il fasse vivre mes enfants. Permettez que je vous adresse mes lettres pour lui.

Il me semble que les ciseaux de M. l’abbé Terray sont encore plus tranchants que ceux de la Parque. Ce diable d’homme, en deux coups, me dépouille de tout le bien que j’ai en France.

Je ne sais si vous avez vu milord Cramer, ambassadeur de la république de Genève ; et si, en qualité de mon libraire, il a fait, comme on dit[1], une grande impression à Versailles. N’allez-vous pas les mardis dans ce pays-là ?

Je vous demande très-instamment une grâce auprès des puissances : c’est de gronder beaucoup Mme la duchesse de Choiseul, et même, s’il le faut, monsieur son mari, et, par-dessus le marché, M. de La Ponce, son secrétaire.

J’ai recueilli chez moi des horlogers français établis ci-devant à Genève ; j’ai rendu une cinquantaine de familles à la patrie ; j’ai établi une manufacture de montres ; j’ai prêté de l’argent à tous ces ouvriers pour les aider à travailler ; ils ont, en six semaines de temps, rempli de montres une boîte pour Cadix. J’ai pris la liberté de l’envoyer à M. le duc de Choiseul, comme un essai de ce qu’on pouvait faire dans sa nouvelle colonie. J’ai écrit la lettre la plus pressante[2] à Mme la duchesse de Choiseul, et une autre non moins vive à M. de La Ponce. Si on ne me répond point, vous sentez bien qu’on ne survit point à ces outrages-là quand on est attaqué de la poitrine, au milieu des neiges, à la fin d’avril.

Si on ne favorise pas ma manufacture de toutes ses forces, il est certain que je n’ai pas huit jours à vivre. Il n’est pas juste que quand M. l’abbé Terray m’assassine à droite, M. le duc de Choiseul m’égorge à gauche. En vérité, sans saint Billard et saint Grizel, qui font mourir de rire, je crois que je mourrais de douleur.

Mettez-vous donc en fureur contre Mme la duchesse de Choiseul. On dit qu’elle est emportée comme vous dans la conversation, qu’elle n’a ni finesse ni agrément ; c’est précisément ce qu’il vous faut.

Comment se porte Mme d’Argental ? Vous n’avez pas nos neiges, mais vous avez, dit-on, de la pluie et du froid.

Les solitaires de Ferney sont à vous plus que jamais.

Lisez, s’il vous plaît, cette réponse[3] au frère de Fréron ; et, si vous la trouvez bien, ayez la bonté de la faire mettre à la poste. Je crois qu’il faut affranchir pour Londres.

Je vous demande bien pardon de tant de peines ; mais quand il s’agit de Fréron, il n’y a rien qu’on ne fasse.

Point du tout : ce pauvre diable, accusé par son beau-frère Fréron d’avoir cabalé à Rennes, est actuellement en Espagne. Dieu veuille délivrer la France de son cher beau-frère, et qu’il soit assisté en place de Grève par l’abbé Grizel ! V.

  1. Voyez lettre 7843.
  2. La lettre 7851.
  3. Cette lettre à Royou, beau-frère de Fréron, manque.