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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7881

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 73-75).
7881. — À MADAME LA DUCHESSE DE CHOISEUL[1].
À Ferney, faubourg de Versoy, 11 mai.

Mademoiselle, nous autres capucins, nous ressemblons aux amoureux dans les comédies : ils s’adressent toujours aux demoiselles suivantes pour s’introduire auprès de la maîtresse du logis. Je prends donc la liberté de vous importuner par ces lignes, pour vous demander si nous pourrions prendre l’extrême liberté d’envoyer de notre couvent à Mme la duchesse de Choiseul les six montres que nous venons de faire à Ferney. Nous les croyons très-jolies et très-bonnes, mais tous les auteurs ont cette opinion de leurs ouvrages.

Nous avons pensé que, que dans le temps du mariage et des fêtes, ces productions de notre manufacture pourraient être données en présent, soit à des artistes qui auraient servi à ces fêtes, soit à des personnes attachées à madame la dauphine. Le bon marché plaira sans doute à M. l’abbé Terray, puisqu’il y a des montres qui ne coûteront que onze louis chacune, et que la plus chère, garnie de diamants, n’est mise qu’à quarante-sept louis. Celle où est le portrait du roi en émail avec des diamants n’est que de vingt-cinq louis ; et celle où est le portrait de monseigneur le dauphin avec une aiguille en diamants n’est que de dix-sept. Tout cela coûterait à Paris un grand tiers de plus. Nous servons avec la plus grande économie, et par là nous méritons la protection du ministère.

Des gens qui sont au fait du secret de la cour nous assurent que le ministre des affaires étrangères et le premier gentilhomme de la chambre font des présents, au nom du roi, dans l’occasion présente ; mais nous ne savons comment nous y prendre pour obtenir la protection de votre bienfaisante maîtresse ; nous craignons qu’elle ne nous prenne pour des impertinents qui ne savent pas leur monde. Cependant la charité nous oblige de représenter qu’il faut aider notre colonie naissante de Ferney, qui n’est composée, jusqu’à présent, que de soixante personnes, lesquelles n’ont chacune que leurs dix doigts pour vivre.

C’est une terrible chose, mademoiselle, qu’une colonie et une manufacture. Nous espérons que votre maîtresse indulgente aura pitié de nous, malgré les injures que nous lui avons dites. Nous sommes importuns, il est vrai ; mais nous savons qu’il faut faire violence au royaume des cieux, comme dit l’autre. Ainsi, mademoiselle, nous demandons votre puissante protection auprès de madame la duchesse, et nous prierons Dieu pour elle et pour vous, ce qui vous fera grand bien. Je vous supplie en mon particulier, mademoiselle, de me mettre à ses pieds, longs de quatorze pouces de roi.

J’ai l’honneur de demeurer en Christ, mademoiselle, votre très-cher

Frère François, capucin indigne.

Permettez-moi, mademoiselle, d’ajouter à ma lettre que, si monseigneur le duc ou madame la duchesse montrait au roi la montre en diamants avec trois fleurs de lis, et celle où est son portrait, il serait émerveillé qu’on ait fait cette chose dans notre village[2].

  1. Éditeurs, de Cayrol et François. — Cette lettre est censée adressée à la première ou à la seconde de ses femmes de chambre.
  2. MM. de Cayrol et François ont publié une réponse, sans nom d’auteur :

    Chanteloup, 19 mai.

    Monsieur, nous avons reçu avec autant d’étonnement que de reconnaissance la lettre dont vous nous avez honorées. Notre étonnement porte sur notre bonne fortune, et notre reconnaissance sur la gloire qui nous en reviendra : car nous savons que vous avez le don de rendre célèbres tous ceux dont vous parlez, témoin les compilations de M. l’abbé Trublet, et à plus forte raison sans doute ceux à qui vous parlez. Nous ne savons pas de qui vous tenez ce don, si c’est de Dieu, du diable ou de votre père saint François. Mais de quelque part qu’il vous vienne, nous le révérons, pourvu qu’il nous rende célèbres, car les femmes aiment la célébrité, et nous pensons que les femmes de chambre l’aiment plus que toutes les autres femmes, d’après ce que nous avons entendu dire à notre maîtresse, que les objets s’agrandissent dans l’éloignement. N’allez pas cependant vous imaginer, monsieur, que nous vous donnions notre maîtresse pour un bel esprit, parce qu’elle nous jette comme cela à la tête quelques belles maximes auxquelles nous n’entendons rien, ni elle non plus ; c’est au contraire une très-bonne personne dont nous nous moquons toute la journée, et à laquelle nous rions au nez, sans qu’elle s’en fâche. Elle est si bête qu’elle s’est écriée, en lisant votre lettre et en voyant la boîte, qu’elle aimait autant ce que vous faites que ce que vous dites, comme si c’était vous qui eussiez fait ces montres, et qu’une montre valût un poème épique. Heureusement pour elle que ce qu’elle fait vaut souvent mieux que ce qu’elle dit. Elle s’est affligée d’être en province ; craignant d’avoir perdu le moment favorable pour le débit de vos montres, elle les a envoyées sur-le-champ à son mari, qui a un bureau suivant la cour, et elle l’a menacé de les prendre toutes sur son compte, quoiqu’elle n’ait pas le sou, s’il ne trouvait pas le moyen de les prendre sur celui du roi.

    Vous voyez, monsieur, par ce procédé, qu’elle n’a pas conservé d’aigreur du mal que vous avez dit d’elle, et même de votre dernière épigramme ; vous verrez qu’elle ne l’aura pas entendue.

    Si vous êtes content de la façon dont nous nous sommes acquittées de votre commission, nous espérons, monsieur, que vous continuerez à nous honorer de vos ordres. Nous ne demandons pas mieux que d’avoir affaire à vous, et nous serons très-flattées que vous ayez affaire à nous car nous sommes d’une humeur fort obligeante. C’est dans ces sentiments que nous avons l’honneur d’être avec respect, monsieur, vos très-humbles et très-obéissantes servantes.

    Angélique, Marianne.