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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7882

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 75-76).
7882. — À M. LE CARDINAL DE BERNIS.
À Ferney, le 11 mai.

Quoique je sois, monseigneur, fort près d’aller voir saint François d’Assise, le patron du pape et le mien, il faut pourtant que je prenne la liberté de vous proposer une négociation mondaine, et que je vous demande votre protection.

Je ne sais si Votre Éminence est informée que M. le duc de Choiseul établit une ville nouvelle à deux pas de mon hameau. On a déjà construit sur le lac de Genève un port qui coûte cent mille écus. Les bourgeois de Genève, gens un peu difficiles à vivre, ont conçu une grande jalousie de cette ville, qui sera commerçante ; et, depuis que je suis capucin, ils ont craint que je ne convertisse leurs meilleurs ouvriers huguenots, et que je ne transplantasse leurs ouailles dans un nouveau bercail, comme de fait, grâce à saint François, la chose est arrivée.

Vous n’ignorez pas qu’il y eut beaucoup de tumulte à Genève il y a trois mois. Les bourgeois, qui se disent nobles et seigneurs, assassinent quelques Genevois qui ne sont que natifs : les confrères des assassinés, ne pouvant se réfugier dans la ville de M. le duc de Choiseul, parce qu’elle n’est pas bâtie, choisirent mon village de Ferney pour le lieu de leur transmigration ; ils se sont répandus aussi dans les villages d’alentour. Je les ai convertis à moitié, car ils ne vont plus au prêche il est vrai qu’ils ne vont pas non plus à la messe ; mais on ne peut pas venir à bout de tout en un jour, et il faut laisser à la grâce le temps d’opérer. Ce sont tous d’excellents horlogers ; ils se sont mis à travailler dès que je les ai eu logés.

J’ai pris la liberté d’envoyer au roi de leurs ouvrages ; il en a été très-content, et il leur accorde sa protection. M. le duc de Choiseul a poussé la bonté jusqu’à se charger de faire passer leurs ouvrages à Rome. Notre dessein est de ruiner saintement le commerce de Genève, et d’établir celui de Ferney.

Nos montres sont très-bien faites, très-jolies, très-bonnes, et à bon marché.

La bonne œuvre que je supplie Votre Éminence de faire est seulement de daigner faire chercher par un de vos valets de chambre, ou par quelque personne en qui vous aurez confiance, un honnête marchand, établi à Rome, qui veuille se charger d’être notre correspondant. Je vous réponds qu’il y trouvera son avantage.

Les entrepreneurs de la manufacture lui feront un envoi, dès que vous nous aurez accordé la grâce que nous vous demandons.

Je suis enchanté de mes nouveaux hôtes ; ils sont tous d’origine française. Ce sont des citoyens que je rends à la patrie, et le roi a daigné m’en savoir gré. C’est cela seul qui excuse la liberté que je prends avec vous. Cette négociation devient digne de vous, dès qu’il s’agit de faire du bien. La plupart de ces familles sont languedochiennes ; c’est encore une raison de plus pour toucher votre cœur.

Si Catherine II prend Constantinople, nous comptons bien fournir des montres à l’Église grecque ; mais nous donnons de grand cœur la préférence à la vôtre, qui est incomparablement la meilleure, puisque vous êtes en cardinal. La triomphante Catherine m’a donné rendez-vous à Athènes[1], et je n’y trouverai personne que je vous puisse comparer, quand il descendrait d’Homère ou d’Hésiode en droite ligne. Mais en trouverais-je beaucoup à Rome ?

Que Votre Éminence conserve ses bontés à frère François, capucin indigne.

  1. La lettre de Catherine manque.