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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7883

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 76-77).
7883. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
16 mai.

Mon cher ange, je me hâte de vous remercier de votre lettre du 10 de mai. Je vous enverrai la copie de la lettre du beau-frère de Martin Fréron, dès que je l’aurai retrouvée dans le tas de paperasses que je mets en ordre : cela vous mettra entièrement au fait. Il est bon de rendre justice aux gens qui honorent le siècle et l’humanité.

Je suis bien fâché que les prémices de ma manufacture ne puissent être acceptées. J’avais envoyé à Mme la duchesse de Choiseul une petite boîte de six montres charmantes, et qui coûtent très-peu ; ce serait d’assez jolis présents à faire à des artistes qui auraient servi aux fêtes. La plus chère est de quarante-six louis, et la moindre est de douze ; tout cela coûterait le double à Paris. J’aurais voulu surtout que le roi eût vu les montres qui sont ornées de son portrait en émail et de celui de monseigneur le dauphin. Je suis persuadé qu’il aurait été surpris et bien aise de voir que, dans un de ses plus chétifs villages, on eût pu faire, en aussi peu de temps, des ouvrages si parfaits ; mais le voyage de Mme la duchesse de Choiseul à Chanteloup dérange toutes mes idées. Elle va aussi prendre soin de ses manufactures. C’est une philosophe pas plus haute qu’une pinte, et dont l’esprit me paraît furieusement au-dessus de sa taille.

Je songe comme vous à Mlle Lecouvreur-Daudet. Je frémis de l’envoyer en Russie ; mais qu’en faire ? a-t-elle au moins quatre ou cinq cents livres de rente ? voilà ce que je voudrais savoir. J’aimerais mieux établir une manufacture de filles qu’une de montres ; mais la chose est faite, je suis embarqué.

Votre prince[1] donne un plus bel exemple ; il établit une manufacture de comédies. Il faut que M. le duc d’Aumont en fasse une d’acteurs ; cela devient impossible, on ne joue plus que des opéras-comiques dans les provinces. Il faut que tout tombe quand tout s’est élevé ; c’est la loi de la nature.

Vous êtes tout étonné, mon cher ange, que je me vante de soixante-dix-sept ans, au lieu de soixante-seize : est-ce que vous ne voyez pas que, parmi les fanatiques mêmes, il y a des gens qui ne persécuteront pas un octogénaire, et qui pileraient, s’ils pouvaient, un septuagénaire dans un bénitier ?

J’ai pensé comme vous sur frère Ganganelli, dès que j’ai vu qu’il ne faisait point de sottises.

N’allez-vous pas à Compiègne ? attendez-vous à faire vos compliments à Versailles ?

Voudriez-vous bien faire parvenir à M. le duc d’Aumont ma respectueuse reconnaissance de toutes les bontés qu’il me témoigne ?

Je me doutais bien que Mme d’Argental se porterait mieux au mois de mai ; mais c’est l’hiver, le fatal hiver qui me désespère. J’en éprouve encore d’horribles coups de queue. Une maudite montagne couverte de neige fait le malheur de ma vie.

Mme Denis et moi, nous vous renouvelons à tous deux le plus tendre attachement qui fut jamais.

  1. Le duc de Parme, dont le comte d’Argental était ministre plénipotentiaire près la cour de France.