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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7884

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 78-79).
7884. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, ce 18 mai.

Madame, les glaces de mon âge me laissent encore quelque feu ; il s’allume pour votre cause. On est un peu Moustapha à Rome et en France ; je suis Catherin, et je mourrai Catherin. La lettre dont votre Majesté impériale daigna m’honorer, du 31 mars, me comblait de joie ; les nouvelles qu’on répand aujourd’hui m’accablent d’affliction.

On parle de vicissitudes, et je n’en voulais pas ; on dit que les Turcs ont repassé le Danube en force, et qu’ils ont repris la Valachie : il faudra donc les battre encore ; mais c’était dans les plaines d’Andrinople que je voulais une victoire ; ils envoient, dit-on, une flotte dans la Morée. On ajoute que les Lacédémoniens sont en petit nombre ; enfin on me donne mille inquiétudes. Pour toute réponse, je maudis Moustapha, et je prie la sainte Vierge de secourir les fidèles. Je suis sûr que vos mesures sont bien prises en Grèce, que l’on a donné des armes aux Spartiates, que les Monténégrins se joignent à eux, que la haine contre la tyrannie turque les anime, que vos troupes marchant à leur tête les rendront invincibles.

Pour les Vénitiens, ils joueront votre jeu, mais quand vous aurez gagné la partie.

Si l’Égypte a secoué le joug de Moustapha, je ne doute pas que Votre Majesté n’ait quelque part à cette révolution ; celle qui a pu faire venir des flottes de la Néva dans le Péloponèse aura bien envoyé un habile négociateur dans le pays des Pyramides. La mer Noire doit être couverte de vos saïques ; ainsi Stamboul peut ne recevoir de vivres ni de l’Égypte, ni de la Grèce, ni du Voncara d’Enghis. Vous assaillez ce vaste empire depuis Colchos jusqu’à Memphis. Voilà mes idées ; elles sont moins grandes que ce que Votre Majesté a fait jusqu’ici. Le revers annoncé de la Valachie m’ôte le sommeil, sans m’ôter l’espérance : le roman des chars de Cyrus me plaît toujours dans un terrain sec comme les plaines d’Andrinople et le voisinage de Stamboul.

Je ne trouve point que les tableaux genevois soient trop chers, je trouve seulement Votre Majesté impériale trop généreuse ; mais j’oserais désirer cent capitaines de plus, au lieu de cent tableaux. Je voudrais que tout fût employé à vous faire triompher, et que vous achevassiez votre code, plus beau que celui de Justinien, dans la ville où il le signa. Si Votre Majesté veut me rendre la santé et prolonger ma vie, je la conjure de vouloir bien me faire parvenir quelque bonne nouvelle qui ne plaira pas à frère Ganganelli, mais qui réjouira beaucoup le capucin de Ferney, tout prêt à étrangler les Turcs avec son cordon.

Je redouble mes vœux ; mon âme est aux pieds de Votre Majesté impériale.