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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7886

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7886. — DE CATHERINE II[1],
Le 9-20 mai 1770.

Monsieur, vos deux lettres, la première du 10, la seconde du 14 d’avril, me sont parvenues l’une après l’autre, avec leurs incluses. Tout de suite j’ai commandé deux chars selon le dessin et la description que vous avez bien voulu m’envoyer, et dont je vous suis bien obligée. J’en ferai faire l’épreuve en ma présence. Nos militaires conviennent que ces chars feraient leur effet contre des troupes rangées ils ajoutent que la façon d’agir des Turcs dans la campagne passée était d’entourer nos troupes en se dispersant, et qu’il n’y avait jamais un escadron ou un bataillon ensemble. Les janissaires seuls choisissent des endroits couverts, comme bois, chemins creux, etc., pour attaquer par troupes, et alors les canons font leur effet. En plusieurs occasions, nos soldats les ont reçus à coups de baïonnettes, et les ont fait rétrograder.

La traduction du charmant petit poëme de M. Plokof m’a fait un plaisir infini. Il est aussi rempli de feu et d’imagination que pourrait l’être l’ouvrage d’un jeune homme ; mais à la raison supérieure qui y règne, l’on voit bien qu’il y a déjà quelque temps que M. Plokof a quitté l’université. Comme cet homme-là est Allemand, il y a apparence qu’il fera gagner plus d’un procès à la chambre impériale de Wetzlar ; lorsqu’il se donnera la peine de plaider, les juges se rangeront aisément de son côté. Je reconnais partout votre amitié pour moi : l’envoi du poëme de M. Plokof en est une nouvelle preuve.

L’officier qui voulait venir ici, mais qui s’est engagé dans l’armée de Genève, était apparemment avide de combats ; il en a trouvé à Genève, il s’y est fixé. Il a pensé peut-être que les plus proches avaient au moins cette commodité qu’ils épargnent les fatigues du voyage. Je ne comprends pas comment la bourgade de Genève s’y prend pour avoir si longtemps une guerre civile dans ses murs. Apparemment que cet état plaît aux deux partis, sans quoi ces petits différends devraient tomber d’eux-mêmes, sinon faute de combattants.

Vous avez raison, monsieur, l’Église grecque voit jusqu’ici partout le dos des musulmans, et même en Morée. Quoique je n’aie point encore de nouvelle directe de ma flotte, cependant les nouvelles publiques me répètent tant qu’elle s’est emparée du Péloponèse qu’à la fin il faudra bien croire qu’il en est quelque chose. La moitié de ma flotte n’y était point encore lorsque la descente s’est faite.

Je n’ai point reçu la prophétie de Cheseaux, ou bien aussi je l’ai jetée au feu avec plusieurs autres qu’on m’a adressées en ce temps-ci. Mais, monsieur, vous me permettrez de ne point confondre M. Plokof avec les faiseurs de prophéties tirées de l’Apocalypse.

Soyez assuré aussi que je fais un cas infini de votre amitié, des témoignages réitérés que vous m’en donnez. Je suis très-sensible encore à la part que vous prenez à cette guerre, qui finira comme elle pourra. Nous aurons affaire à Moustapha de près ou de loin, comme la Providence le jugera à propos ; mais, quoi qu’il en soit, je vous prie d’être assuré que Catherine seconde ne cessera jamais d’avoir une estime et considération particulières pour l’illustre ermite de Ferney.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances relatifs à l’histoire de l’empire de Russie, etc., tome X, page 417.