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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7902

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 93-95).
7902. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
1er juin.

Vous avez dû voir, madame, que je consume ma pauvre vie dans mes déserts de neige pour vous récréer un quart d’heure, vous et votre grand’maman. Il y a des insectes qui sont trois ans à se former pour vivre quelques minutes : c’est le sort de la plupart des ouvrages en plus d’un genre. Je vous prie toutes deux de prêter un peu d’attention à l’article Anciens et Modernes[1], c’est une affaire de goût : vous êtes juges en dernier ressort.

Quant aux choses scientifiques, je ne crois pas que tout ce qu’on ne peut comprendre soit inutile. Personne ne sait comment une médecine purge, et comment le sang circule vingt fois par heure dans les veines ; cependant il est très-souvent utile d’être purgé et saigné.

Il est fort utile d’être défait de certains abominables préjugés, sans qu’on ait quelque chose de bien satisfaisant à mettre à la place. C’est assez qu’on sache certainement ce qui n’est pas, on n’est pas obligé de savoir ce qui est. Je suis grand démolisseur, et je ne bâtis guère que des maisons pour les émigrants de Genève. La protection de Mme la duchesse de Choiseul leur a fait plus de bien que leurs compatriotes ne leur ont fait de mal. Qui m’aurait dit que je lui devrais tout, et qu’un jour je fonderais au mont Jura une colonie qui ne prospérerait que par ses bontés ? et puis qu’on dise qu’il n’y a point de destinée ! C’est vous, madame, qui m’avez valu cette destinée-là ; c’est à vous que je dois votre grand’maman.

Je lui ai envoyé le mémoire[2] des communautés de Franche-Comté, d’accord ; mais il est signé des syndics, et non pas de moi. Je ne suis point avocat : le fond du mémoire est de M. Christin, avocat de Besançon ; je l’ai un peu retouché. Il n’y a rien que de très-vrai. L’avocat au conseil chargé de l’affaire l’a approuvé, l’a donné à plusieurs juges. S’il n’est pas permis de soutenir le droit le plus évident, où fuir ? Je tiens qu’il faut le soutenir très-fortement, ou l’abandonner.

Ce n’est point ici une grâce qu’on demande. Ces communautés sont précisément sur la route que M. le duc de Choiseul veut ouvrir de sa colonie en Franche-Comté. Ces gens-là seraient fort aises d’être les serfs du mari de votre grand’maman, mais ils ne veulent point du tout l’être des moines de saint Benoît, devenus chanoines. La prétention de saint Claude est absurde. Saint Claude est un grand saint, mais il est aussi ridicule qu’injuste du moins il me paraît tel. J’ai cru qu’il fallait faire sentir cette absurdité avant qu’on discutât des fatras de papiers que les ministres n’ont jamais le temps de lire.

J’avoue que mon nom est fatal en matière ecclésiastique ; mais je n’ai jamais prétendu que mon nom parût ; Dieu m’en préserve ! et d’ailleurs ceci est matière féodale. Le roi ne lit point ces factums préparatoires, on ne les met point sous ses yeux. Le rapporteur seul est écouté ; et comme tout dépend ordinairement de lui, il nous a paru essentiel que les juges fussent bien au fait. Ils jettent souvent un coup d’œil égaré sur ces pièces ennuyeuses ; j’ai voulu les intéresser par la tournure ; j’ai voulu les amuser, eux, et non pas le roi, qui a d’autres affaires, et qui très-communément laisse décider ces procès sommaires sans y assister, comme il arriva dans le procès des Sirven, où M. le duc de Choiseul fut net contre moi, et avec raison.

Enfin, si j’ai tort, on perdra de bons sujets, et j’en suis fâché ; mais je me résigne, car il faut toujours se résigner, et je ne suis pas capucin pour rien.

Résignez-vous, madame, à la fatalité qui gouverne ce monde. Horace recommandait cette philosophie, il y a quelque dix-huit cents ans ; il recommandait aussi l’amitié, et la vôtre fait le charme de ma vie.

  1. Voyez tome XVII, page 225.
  2. Tome XXVIII, page 353.