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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7910

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7910. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
Czarskoe-Selo, le 26 mai-6 juin.

Monsieur, je me hâte de répondre à votre lettre du 18 mai, que j’ai reçue hier au soir, parce que je vous vois en peine. Les vicissitudes que les adhérents de Moustapha répandent que mon armée doit avoir essuyées, la perte de la Valachie, sont des contes dont je n’ai senti d’autre chagrin que celui de vous voir appréhender que cela ne soit vrai. Dieu merci, rien de tout cela n’a existé. Il y a huit jours que j’ai reçu encore la nouvelle qu’un petit corps turc avait passé sur des radeaux le Danube, près d’Isaksi, pour reconnaître nos postes ; mais il a été si bien accommodé qu’il s’en est retourné avec plus de diligence qu’il n’était venu, et les nôtres ont tiré d’un ruisseau que les Turcs avaient voulu passer à la nage. Plus de trois cents corps sont noyés, sans compter les tués et les blessés. Je vous ai mandé, la poste passée, les nouvelles que j’ai reçues de la Morée, qui, pour premier début, paraissent assez satisfaisantes.

J’espère que par votre intercession la sainte Vierge n’abandonnera pas les fidèles.

Ces pauvres diables de partisans de Moustapha n’ont d’autres ressources pour faire aller leurs brouettes que de composer au désavantage de la Russie des combats sans fin ; mais ils ne sauraient par là remédier au délabrement universel de la monarchie turque. Ce fantôme s’écroule ; ils l’ont eux-mêmes secoué, mal à propos peut-être : voilà ce que c’est que de ne pas connaître à qui l’on a affaire. Le roi Ali d’Égypte a su profiter de l’occasion ; on dit que les chrétiens et les musulmans en sont également contents, parce que le roi Ali est tolérant et juste. Les Vénitiens, à force de politiquer lorsqu’il s’agit de profiter, ressemblent à cet animal de la fable qui mourait de faim entre deux bottes de foin.

Dormez tranquillement, monsieur ; les affaires de votre favorite (après ce que vous me dites, et l’amitié que vous ne discontinuez de me témoigner, je prends hardiment ce titre) vont un train très-honnête : elle-même en est contente, et ne craint les Turcs ni par terre ni par mer.

Cette flotte turque, dont on fait tant de bruit, est merveilleusement bien équipée ! Faute de matelots, on a mis sur les vaisseaux de guerre les jardiniers du sérail.

Je vous promets d’achever mon code après la paix.

Frère Ganganelli a trop d’esprit pour être fâché, au fond de son cœur, de mes progrès. Nous n’avons rien à démêler ensemble. Je ne lui ai pris ni Avignon, ni Bénévent. Ma cause, au bout du compte, est celle de la chrétienté. Il n’appartenait qu’à frère Rezzonico[2] de s’aveugler dans sa dévotion. Clément XIV me paraît plus éclairé.

Les capucins, monsieur, ont, je pense, les mêmes droits que les cordeliers. Vous pouvez devenir pape[3] ; et même cela doit se faire pour le bien de l’Église, c’est voici pourquoi les deux chefs de l’Église grecque et romaine non-seulement seront en correspondance directe, mais encore on les verra liés par l’amitié, chose qui n’a existé encore jusqu’ici. Je prévois déjà d’avance un grand bien pour la chrétienté. Je vous déclare que je serai modérée, mais ferme sans opiniâtreté. Adieu, monsieur ; portez-vous bien, et soyez assuré qu’on ne saurait ajouter à la sensibilité que j’ai pour toutes les marques d’amitié que vous me donnez. Rien aussi n’égale l’estime que j’en fais.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances relatifs à l’histoire de l’empire de Russie, etc., tome X, page 421.
  2. Clément XIII.
  3. Voltaire avait été agrégé à l’ordre des capucins.