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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7962

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 142-143).
7962. — À M. DUPONT (DE NEMOURS)[1].
De Ferney, le 16 juillet.

M. Bérenger m’a fait le plaisir, monsieur, de m’apporter votre ouvrage, qui est véritablement d’un citoyen. Bérenger l’est aussi, et c’est ce qui fait qu’il est hors de sa patrie. Je crois que c’est lui qui a rectifié un peu les premières idées qu’on avait données d’abord sur Genève. Pour moi, qui suis citoyen du monde, j’ai reçu chez moi une vingtaine de familles genevoises, sans m’informer ni de quel parti ni de quelle religion elles étaient. Je leur ai bâti des maisons, j’ai encouragé une manufacture assez considérable, et le ministère et le roi lui-même m’ont approuvé. C’est un essai de tolérance et une preuve évidente que, dans le siècle éclairé où nous vivons, cette tolérance ne peut avoir aucun effet dangereux : car un étranger qui demeurerait trois mois chez moi ne s’apercevrait pas qu’il y a deux religions différentes. Liberté de conscience et liberté de commerce, monsieur, voilà les deux pivots de l’opulence d’un État, petit ou grand.

Je prouve par les faits, dans mon hameau, ce que vous et M. l’abbé Roubaud[2] vous prouvez éloquemment par vos ouvrages.

J’ai lu, avec l’attention que mes maladies me permettent encore, tout ce que vous dites de curieux sur la Compagnie des Indes et sur le Système[3]. Tout cela n’est pas à l’honneur de la nation. Vous m’avouerez au moins que cet extravagant système n’aurait pas été adopté du temps de Louis XIV, et que Jean-Baptiste Colbert avait plus de bon sens que Jean Lass.

À l’égard de la Compagnie des Indes, je doute fort que ce commerce puisse jamais être florissant entre les mains des particuliers. J’ai bien peur qu’il n’essuie autant d’avanies que de pertes, et que la Compagnie anglaise ne regarde nos négociants comme de petits interlopes qui viennent se glisser entre ses jambes. Les vraies richesses sont chez nous, elles sont dans notre industrie ; je vois cela de mes yeux. Mon blé nourrit tous mes domestiques ; mon mauvais vin, qui n’est point malfaisant, les abreuve ; mes vers à soie me donnent des bas ; mes abeilles me fournissent d’excellent miel et de la cire ; mon chanvre et mon lin me fournissent du linge. On appelle cette vie patriarcale ; mais jamais patriarche n’a eu de grange telle que la mienne, et je doute que les poulets d’Abraham fussent meilleurs que les miens. Mon petit pays, que vous n’avez vu qu’un moment, est entièrement changé en très-peu de temps.

Vous avez bien raison, monsieur, la terre et le travail sont la source de tout, et il n’y a point de pays qu’on ne puisse bonifier. Continuez à inspirer le goût de la culture, et puisse le gouvernement seconder vos vues patriotiques !

Mettez-moi, je vous prie, aux pieds de M. le duc de Saint-Mégrin[4], qui m’a paru fait pour rendre un jour de véritables services à sa patrie, et dont j’ai conçu les plus grandes espérances.

J’ai l’honneur d’être, avec la plus haute estime et tous les autres sentiments que je vous dois, monsieur, votre, etc.

P. S. Voulez-vous bien, monsieur, faire mes tendres compliments à M. l’abbé Morellet, quand vous le verrez ?

  1. Voyez lettre 7569.
  2. Collaborateur de Dupont de Nemours ; voyez tome XLVI, page 361.
  3. Dans les Éphémérides du citoyen.
  4. À qui est adressée la lettre 7381.