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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7963

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7963. À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 20 juillet.

Madame, votre lettre du 6 juin, que je soupçonne être du nouveau style, me fait voir que Votre Majesté impériale prend quelque pitié de ma passion pour elle. Vous me donnez des consolations, mais aussi vous me donnez quelques craintes, afin de tenir votre adorateur en haleine. Mes consolations sont vos victoires, et ma crainte est que Votre Majesté ne fasse la paix l’hiver prochain.

Je crois que les nouvelles de la Grèce nous viennent quelquefois un peu plus tôt par la voie de Marseille qu’elles n’arrivent à Votre Majesté par les courriers. Selon ces nouvelles, les Turcs ont été quatre fois battus, et tout le Péloponèse est à vous.

Si Ali-bey s’est en effet emparé de l’Égypte, comme on le dit, voilà deux grandes cornes arrachées au croissant des Turcs ; et l’étoile du Nord est certainement beaucoup plus puissante que leur lune. Pourquoi donc faire la paix quand on peut pousser si loin ses conquêtes ?

Votre Majesté me dira que je ne pense pas assez en philosophe, et que la paix est le plus grand des biens. Personne n’est plus convaincu que moi de cette vérité ; mais permettez-moi de désirer très-fortement que cette paix soit signée de votre main dans Constantinople. Je suis persuadé que si vous gagnez une bataille un peu honnête en deçà ou en delà du Danube, vos troupes pourront marcher droit à la capitale.

Les Vénitiens doivent certainement profiter de l’occasion ; ils ont des vaisseaux et quelques troupes. Lorsqu’ils prirent la Morée[1], ils n’étaient appuyés que par la diversion de l’empereur en Hongrie ils ont aujourd’hui une protection bien plus puissante ; il me paraît que ce n’est pas le temps d’hésiter.

Moustapha doit vous demander pardon, et les Vénitiens doivent vous demander des lois.

Ma crainte est encore que les princes chrétiens, ou soi-disant tels, ne soient jaloux de l’étoile du Nord : ce sont des secrets dans lesquels il ne m’est pas permis de pénétrer.

Je crains encore que vos finances ne soient dérangées par vos victoires mêmes ; mais je crois celles de Moustapha plus en désordre par ses défaites. On dit que Votre Majesté fait un emprunt chez les Hollandais ; le padisha turc ne pourra emprunter chez personne, et c’est encore un avantage que Votre Majesté a sur lui.

Je passe de mes craintes à mes consolations. Si vous faites la paix, je suis bien sûr qu’elle sera très-glorieuse, que vous conserverez la Moldavie, la Valachie, Azof, et la navigation sur la mer Noire, au moins jusqu’à Trébisonde. Mais que deviendront mes pauvres Grecs ? que deviendront ces nouvelles légions de Sparte ? Vous renouvellerez, sans doute, les jeux isthmiques, dans lesquels les Romains assurèrent aux Grecs leur liberté par un décret public ; et ce sera l’action la plus glorieuse de votre vie.

Mais comment maintenir la force de ce décret, s’il ne reste des troupes en Grèce ? Je voudrais encore que le cours du Danube et la navigation sur ce fleuve vous appartinssent le long de la Valachie, de la Moldavie, et même de la Bessarabie. Je ne sais si j’en demande trop, ou si je n’en demande pas assez : ce sera à vous de décider, et de faire frapper une médaille qui éternisera vos succès et vos bienfaits. Alors Tomyris se changera en Solon, et achèvera ses lois tout à son aise. Ces lois seront le plus beau monument de l’Europe et de l’Asie : car, dans tous les autres États, elles sont faites après coup, comme on calfate des vaisseaux qui ont des voies d’eau ; elles sont innombrables, parce qu’elles sont faites sur des besoins toujours renaissants ; elles sont contradictoires, attendu que ces besoins ont toujours changé ; elles sont très-mal rédigées, parce qu’elles ont presque toujours été écrites par des pédants, sous des gouvernements barbares. Elles ressemblent à nos villes bâties irrégulièrement au hasard, mêlées de palais et de chaumières dans des rues étroites et tortueuses.

Enfin que Votre Majesté donne des lois à deux mille lieues de pays, après avoir donné sur les oreilles à Moustapha !

Voilà les consolations du vieux ermite qui, jusqu’à son dernier moment, sera pénétré pour vous du plus profond respect, de l’admiration la plus juste, et d’un dévouement sans bornes pour Votre Majesté impériale.

  1. Voyez lettre 7486, tome XLVI, page 267.