Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7991

La bibliothèque libre.
7991. — À CATHERINE II,
À Ferney, 11 auguste.

Madame, chaque lettre dont Votre Majesté impériale m’honore me guérit de la fièvre que me donnent les nouvelles de Paris. On prétendait que vos troupes avaient eu partout de grands désavantages ; qu’elles avaient évacué entièrement la Morée et la Valachie ; que la peste s’était mise dans vos armées ; que tous les revers avaient succédé à vos succès : Votre Majesté est mon médecin ; elle me rend une pleine santé. Je ne manque pas d’écrire sur-le-champ l’état des choses, dès que j’en suis instruit ; j’allonge les visages de ceux qui attristaient le mien.

Daignez donc, madame, avoir la bonté de me conserver cette santé que vous m’avez rendue ; il ne faut pas abandonner son malade dans sa convalescence.

J’ai encore de petits ressentiments de fièvre quand je vois que les Vénitiens ne se décident pas, que les Géorgiens n’ont pas formé une armée, et qu’on n’a nulle nouvelle positive de la révolution de l’Égypte.

Il y a un Brahilow, un Bender, qui me causent encore des insomnies ; je vois dans mes rêves leurs garnisons prisonnières de guerre, et je me réveille en sursaut.

Votre Majesté dira que je suis un malade bien impatient, et que les Turcs sont beaucoup plus malades que moi. Sans mes principes d’humanité, je dirais que je voudrais les voir tous exterminés, ou du moins chassés si loin qu’ils ne revinssent jamais.

Nous autres Français, madame, nous valons mieux qu’eux : nous disons prodigieusement de sottises, nous en faisons beaucoup, mais tout cela passe bien vite ; on ne s’en souvient plus au bout de huit jours. La gaieté de la nation semble inaltérable. On apprend à Paris le tremblement de terre qui a bouleversé trente lieues de pays à Saint-Domingue ; on dit : C’est dommage ; et on va à l’Opéra. Les affaires les plus sérieuses sont tournées en ridicule.

Nous sommes actuellement dans la plus belle saison du monde voilà un temps charmant pour battre les Turcs. Est-ce que ces barbares-là attaqueront toujours comme des housards ? ne se présenteront-ils jamais bien serrés, pour être enfilés par quelques-uns de mes chars babyloniques ?

Je voudrais du moins avoir contribué à vous tuer quelques Turcs ; on dit que pour un chrétien c’est une œuvre fort agréable à Dieu. Cela ne va pas à mes maximes de tolérance ; mais les hommes sont pétris de contradictions, et d’ailleurs Votre Majesté me tourne la tête.

Encore une fois, madame, quelques nouvelles, par charité, de cinq ou six villes prises et de cinq ou six combats gagnés, quand ce ne serait que pour faire taire l’envie.

Je me mets aux pieds de Votre Majesté impériale avec le plus profond respect et la plus vive impatience.

L’Ermite de Ferney.