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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8003

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8003. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
Ce 9-20 d’août 1770.

Monsieur, vous me dites dans votre lettre du 20 de juillet[2] que je vous donne des craintes pour vous tenir en haleine, et que mes victoires font vos consolations : voici une petite dose de ces dernières que j’ai à vous donner.

Je viens de recevoir un courrier qui m’a apporté les suites de la bataille du Kagoul. Mes troupes se sont avancées sur le Danube, et ont pris poste sur le bord de ce fleuve, vis-à-vis Issaktchi. Le vizir et l’aga des janissaires se sont sauvés sur l’autre bord ; mais le reste de son monde, qui a voulu l’imiter, a été tué, noyé, dispersé. Il a fait abattre le pont, près de deux mille janissaires ont été faits prisonniers. En cette occasion, vingt canons, cinq mille chevaux, un butin immense, et une grande quantité de vivres de toute espèce, sont tombés entre nos mains. Les Tartares tout de suite ont envoyé prier le maréchal comte de Roumiantsof de les laisser passer en Crimée il leur a fait répondre qu’il exige leur hommage, et il a envoyé un corps considérable à main gauche, vers Izmaïl, pour leur faire une douce violence. Il y a longtemps que nous savons qu’ils ne demandent pas mieux et que seulement ils évitent le reproche de félonie. Outre cela, la conformité de religion avec les Turcs inspirait des scrupules à plusieurs mourzas ou chefs de hordes ; cependant souvent en soupirant ils disaient entre eux que les Tartares de Kazan, leurs confrères, vivaient heureux, sans guerre ni oppression. Notez, s’il vous plaît, que ces derniers bâtissent une très-belle mosquée de pierre. Les nouvelles de la Grèce, et celles même de Constantinople, confirment la nouvelle des trois échecs qu’a soufferts la flotte turque.

Vous ne voulez point de paix, monsieur ; soyez tranquille, jusqu’ici on n’en entend point parler. Je conviens avec vous que c’est une bonne chose ; lorsqu’elle existait, je croyais que c’était le non plus ultra du bonheur : me voilà depuis près de deux ans en guerre, je vois que l’on s’accoutume à tout. La guerre, en vérité, a des moments bien bons aussi. Je lui trouve un grand défaut, c’est qu’on n’y aime point son prochain comme soi-même. J’étais accoutumée à penser qu’il n’est pas honnête de faire du mal aux gens ; je me console cependant un peu aujourd’hui en disant à Moustapha : George [Dandin], tu l’as bien voulu ! Et après cette réflexion je suis à mon aise à peu près comme ci-devant.

Les grands événements ne m’ont jamais déplu, et les conquêtes ne m’ont point tentée. Je ne vois point aussi que le moment de la paix soit si proche. Il est plaisant qu’on fasse accroire aux Turcs que nous ne pourrons point soutenir longtemps la guerre. Si la passion n’inspirait ces gens-là, comment pourraient-ils avoir oublié que Pierre le Grand soutenait pendant trente ans la guerre, tantôt avec ces mêmes Turcs, puis avec les Suédois, les Polonais, les Persans, sans que l’empire en fût réduit à l’extrémité ? Au contraire, la Russie est toujours sortie de chacune de ses guerres plus florissante qu’elle n’y était entrée ; et ce sont ces guerres qui vraiment ont mis en branle l’industrie. Chaque guerre chez nous a été la mère de quelque nouvelle ressource qui donnait plus de vivacité au commerce et à la circulation.

Difficilement messieurs les Vénitiens feront quelque grande chose : ils finassent trop ; ils raisonnent tandis qu’il faudrait agir. Je conviens avec vous, monsieur, que de longtemps ils ne trouveront une occasion plus favorable pour racquérir ce qu’ils ont perdu. Si les soi-disant princes chrétiens qui tiennent pour les musulmans ont de la jalousie des succès de cette guerre, ils ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes : pourquoi me l’ont-ils suscitée sans prévoir ce qui en arriverait, chose cependant dès lors très-plausible pour peu qu’on convienne que l’ordre et la discipline est préférable au désordre et à l’inobéissance. Si leur espérance se fondait sur le prétendu dérangement de mes finances, ils s’abusaient encore pitoyablement ; je l’ai dit ci-dessus : Pierre le Grand avait moins de revenus et moins de troupes que moi. Ce que j’ai fait négocier en Hollande est une bagatelle et ne sert qu’à aider au change.

Votre projet de paix, monsieur, me paraît un peu ressembler au partage du lion de la fable ; vous gardez tout pour votre favorite. Il ne faut point exclure de cette paix les légions de Sparte.

Au moment que j’allais finir cette lettre, je reçois la nouvelle de la prise d’Izmaïl, et voici quelques circonstances assez singulières.

Le vizir, avant de passer dans une barque le Danube, harangua les troupes, qu’il ne put transporter, faute de pont et de bâtiments, de l’autre côté ; il leur dit qu’ils voyaient eux-mêmes que le ciel était si en colère contre les musulmans et si favorables aux Russes qu’il était impossible de leur résister ; que lui vizir se voyait obligé par la nécessité de passer de l’autre côté du fleuve, qu’il leur enverrait autant de bâtiments qu’il pourrait pour les sauver ; mais qu’en cas qu’il n’en pût trouver, et que l’armée russe vint à les attaquer ils devaient ne faire aucune résistance, mais mettre bas les armes, et qu’ils pouvaient être persuadés que l’impératrice de Russie les ferait traiter humainement.

Dès que mes troupes sont venues devant Izmaïl, les Turcs en sont sortis en grand nombre, et ceux qui sont restés ont mis bas les armes. La capitulation de la ville a été faite en une demi-heure de temps. On y a pris quarante-huit canons, et des magasins en quantité. On compte, depuis la bataille de Kagoul, près de huit à dix mille prisonniers ; et depuis l’année passée nous leur avons pris près de cinq cents canons.

Le comte Roumiantsof a envoyé un corps à droite vers votre Braïlof, que vous voulez qui soit pris, et l’autre à gauche, vers Kilia.

Eh bien, monsieur, êtes-vous content ? Je vous prie de l’être autant de mon amitié que je le suis de la vôtre.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances relatifs à l’histoire de l’empire de Russie, tome XV, page 27.
  2. Lettre 7965.