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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8091

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 259-260).
8091. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL
À Ferney, 24 novembre.

Mon cher ange, je suis presque aveugle ; j’écris de ma main, et le plus gros que je peux. Celui qui me soulageait dans ce bel art de mettre ses idées et ses pensées en noir sur du blanc s’est fendu la tête par une chute horrible, et j’écris très-lisiblement. Vous savez que j’ai écrit aussi au roi de la Chine[1], et je vous ai envoyé la lettre. Je m’imagine qu’on ne pourra représenter Sophonisbe et le Dépositaire que chez lui. J’ai prié, de votre part, M. Lantin[2] d’ajouter quelques vers au quatrième acte ; il était impossible de faire mander Massinisse par Scipion, parce que deux actes, dans cette pièce, finissent par un pareil message, et que M. Mairet saurait très-mauvais gré à M. Lantin de cette répétition.

À l’égard du Dépositaire, je pense qu’il faut aussi mettre ce drame au cabinet. La cabale fréronique est trop forte, le dépit contre la statue trop amer, l’envie de la casser trop grande. De plus, la métaphysique et le larmoyant ont pris la place du comique. Le public ne sait plus où il en est. J’aime ce petit ouvrage ; et plus je l’aime, plus je suis d’avis qu’on ne le risque pas. Je suis, dans mon désert, si éloigné de Paris et de son goût que je n’oserais pas conseiller à Molière de donner le Tartuffe. Il me paraît que le goût est égaré dans tous les genres, et que la littérature ne va pas mieux que les finances.

J’ai écrit à Mlle Daudet[3], conformément à ce que vous m’aviez mandé. Je l’aurais gardée très-volontiers pendant six mois, et je lui aurais donné un petit viatique pour Paris ; mais il s’est fait un tel bouleversement dans ma fortune que je n’aurais pu rien faire pour la sienne. La saisie de tout mon argent comptant par M. l’abbé Terray, dans le temps que j’établissais une colonie assez nombreuse, que je bâtissais huit maisons, et que je commençais à faire fleurir une manufacture, a été un coup de tonnerre qui a tout renversé. Figurez-vous un vieux malade obligé d’entrer dans tous les détails, accablé de soins, de vers et de l’Encyclopédie ; il n’y avait que vous et l’empereur de la Chine qui pussent me consoler. M. le duc de Choiseul a favorisé ma manufacture autant qu’il l’a pu ; je souhaite que M. le duc de Praslin envoie beaucoup de montres à son ami le bey de Tunis, et au prétendu nouveau roi d’Égypte Ali-bey ; et même qu’il ne m’oublie pas, quand il aura procuré la paix entre Moustapha et Catherine. Je vous prie instamment de l’en faire souvenir.

On nous a menacés quelque temps de la guerre et de la peste ; mais, Dieu merci, nous n’avons que la famine, du moins dans nos cantons. Le blé vaut plus de cinquante francs le setier, depuis un an, à trente lieues à la ronde. Je ne sais pas ce qu’ont opéré messieurs les économistes ailleurs, mais je soupçonne messieurs les Welches de ne pas entendre parfaitement l’économie.

À l’égard de l’économie des pièces de théâtre, je vous dirai que M. le maréchal de Richelieu refuse son suffrage à Mairet[4] ; et c’est encore une raison pour ne la pas hasarder. Les sifflets sont encore plus à craindre que la disette. Mes deux aimables et chers anges, vivez aussi gaiement qu’il est possible ; et si vous rencontrez M. Seguier, recommandez-lui d’être sobre en réquisitoires[5], à moins qu’il n’en fasse pour des filles. Et, sur ce, je me mets à l’ombre de vos ailes, au milieu de quatre pieds de neige.

  1. Tome X, page 412.
  2. Nom sous lequel Voltaire a donné sa Sophonisbe ; voyez tome VII, page 29.
  3. Cette lettre manque.
  4. C’est-à-dire à la Sophonisbe de Voltaire ; voyez tome VII, page 29.
  5. Seguier venait d’annoncer à Voltaire qu’il ferait en février un réquisitoire contre l’Histoire du Parlement ; voyez les lettres à Mme de Choiseul, du 15 mai 1771 ; à Mme de Saint-Julien, du 22 janvier 1772.