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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8463

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Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 12-13).
8463. — MADAME DE SAINT-JULIEN.
Ferney, 22 janvier.

Le vieillard, madame, que vous honorez de tant de bontés, vous parlera aussi librement dans sa lettre que s’il avait le bonheur de vous entretenir au coin du feu. Nous n’avons, vous et moi, que des sentiments honnêtes : on peut les confier au papier encore mieux qu’à l’air, qui les emporte dans une conversation qui s’oublie.

Un petit mot, glissé dans votre lettre, que M. Dupuits m’a apportée, m’oblige de vous ouvrir tout mon cœur.

Je dois à M. le duc de Choiseul la reconnaissance la plus inviolable de tous les plaisirs qu’il m’a faits. Je me croirais un monstre si je cessais de l’aimer passionnément. Je suis aussi sensible à l’âge de près de quatre-vingts ans qu’à vingt-cinq.


Je ne dois pas bénir la mémoire de l’ancien parlement comme je dois chérir et respecter votre parent, votre ami de Chanteloup. Il était difficile de ne pas haïr une faction plus insolente que la faction des Seize.

M. Seguier, l’avocat général, me vint voir au mois d’octobre 1770, et me dit, en présence de Mme Denis et de M. Hennin, résident du roi à Genève, que quatre conseillers le pressaient continuellement de requérir qu’on brûlat l’Histoire du Parlement, et qu’il serait forcé de donner un beau réquisitoire vers le mois de février 1771. On requit autre chose en ce temps-là de ces messieurs, et la France en fut délivrée.

Il eût fallu quitter absolument la France, s’ils avaient continué d’être les maîtres. M. Durey de Meynières, président des enquêtes, m’avait écrit, dix ans auparavant, que le parlement ne me pardonnerait jamais d’avoir dit la vérité dans l’Histoire du Siècle de Louis XIV.

Vous savez combien il était dangereux d’avoir une terre dans le voisinage d’un conseiller, et quels risques on courait si on était forcé de plaider contre lui.

Joignez à ces tyrannies leurs persécutions contre les gens de lettres, la manière aussi infâme que ridicule dont ils en usèrent avec le vertueux Helvétius[1] ; enfin le sang du chevalier de La Barre dont ils se sont couverts, et tant d’autres assassinats juridiques. Songez que, dans leurs querelles avec le clergé, ils devinrent meurtriers afin de passer pour chrétiens ; et vous verrez que je ne suis pas payé pour les aimer.

La cause de ces bourgeois tyrans n’a certainement rien de commun avec celle de votre parent, aussi aimable que respectable.

Il y a deux ans que je ne sors guère de mon lit. J’ai rompu tout commerce. J’attends la mort, sans rien savoir de ce que font les vivants ; mais je croirais mourir damné si j’avais oublié un moment mes sentiments pour mon bienfaiteur. C’est là ma véritable profession de foi que je fais entre vos mains ; c’est là ce que j’ai crié sur les toits au temps de son départ.


Je l’ai dit à la terre, au ciel, à Gusman même.

(Alzire, acte III, scène iv.)

Je mourrai en l’aimant ; et je vous supplie, par mon testament, d’avoir la bonté de le lui faire savoir si vous lui écrivez ; c’est la seule grâce que mon cœur puisse implorer, et je me jette à vos pieds, madame, pour l’obtenir.

Le vieux Malade de Ferney.

  1. Voyez tome XL, pages 27 et 409.