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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8164

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Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 314-315).
8164. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
6 janvier.

Madame, je suis enterré tout vivant : c’est la différence qui est entre le président Hénault et moi ; il n’a été enterré que lorsqu’il a été tout à fait mort.

Mais je ne suis occupé actuellement que de votre grand’maman et de son mari. Puis-je me flatter que vous aurez la bonté de lui mander que, dans le nombre très-grand de ses serviteurs, je suis le plus inutile et le plus triste ; et que si je pouvais quitter mon lit, je voudrais lui demander la permission de me mettre au chevet du sien pour lui faire la lecture ? mais je commencerais d’abord par vous, madame. Ce serait vraiment un joli voyage à faire que de venir passer quinze jours auprès de vous, et de là quinze jours auprès d’elle. On dit qu’elle ne se portait pas bien à son départ. Je tremble toujours pour sa petite santé.

On dit tant de sottises que je n’en crois aucune. Il faut pourtant que le coup ait été porté assez inopinément, puisqu’on n’avait encore pris aucunes mesures pour les places à donner. On parle de M. de Monteynard, de Grenoble, qu’on regarde comme un homme sage. Je ne sais pas encore s’il est bien vrai que M. le comte de La Marche ait les Suisses.

J’ai vu des Questions sur le droit public, à l’occasion de l’affaire de M. le duc d’Aiguillon ; cet ouvrage me paraît fort instructif. Je doute pourtant que vous le lisiez : il me semble que vous donnez la préférence à ceux qui vous plaisent sur ceux qui vous instruisent ; d’ailleurs cet ouvrage roule sur des formes juridiques qui ne sont point du tout agréables. C’est bien assez de savoir que la mauvaise humeur du parlement de Paris contre M. le duc d’Aiguillon est aussi ridicule que tout ce qu’il a fait du temps de la Fronde, mais non pas si dangereux.

Je m’intéresse plus à la guerre des Russes contre les Ottomans qu’à la guerre de plume du parlement. Cependant, madame, je vous avoue que vous me feriez grand plaisir de dicter à quoi on en est, ce qu’on fait, et ce qu’on dit que l’on fera. Pour moi, je crois que dans six semaines on n’en parlera plus, et que tout rentrera dans l’ordre accoutumé[1].

Si à vos moments perdus vous voulez m’écrire tout ce que vous avez sur le cœur, et tout ce qui se débite, vous le pouvez en toute sûreté en envoyant la lettre à M. Marin, secrétaire général de la librairie. Il m’envoie mes lettres sous un contre-seing très-respecté ; et d’ailleurs quand on ne garantit point toutes les sottises qu’on entend dire, on n’en est point responsable.

On m’a envoyé un tome de Lettres à une illustre morte[2] : elles m’auraient fait mourir d’ennui si je ne l’étais déjà de chagrin.

On nous dit que M. le marquis d’Ossun, ambassadeur en Espagne, a les affaires étrangères, et que monsieur l’évêque d’Orléans[3] n’a plus celles de l’Église.

J’ai beaucoup de relations avec l’Espagne pour la vente des montres de ma colonie, ainsi je m’intéresse fort à M. le marquis d’Ossun, qui la protège ; mais pour les affaires de l’Église, vous savez que je ne m’en mêle pas.

Portez-vous bien, madame ; conservez-moi une amitié qui fait ma plus chère consolation. Écrivez-moi tout ce que vous pourrez m’écrire, et envoyez, encore une fois, votre lettre chez M. Marin.

  1. Racine a dit dans Bajazet, acte II, scène ii :

    Et que tout rentre ici dans l’ordre accoutumé.

  2. Lettres à une illustre morte décédée en Pologne, 1770, in-12, dont l’auteur est Charles de Caraccioli, qui fabriqua les Lettres de Clément XIV ; voyez la lettre de Voltaire à M. ***, du 2 mai 1776.
  3. Jarente ; voyez tome XL, page 452.