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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8180

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Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 326-327).
8180. — À M. LE MARECHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 16 janvier.

Mon héros, je vous représentai mes raisons fort à la hâte par le dernier courrier[1], étant fort pressé par le temps. Permettez que je vous parle encore de cette petite affaire qui ne vous intéresse en aucune façon, et qui m’intéresse infiniment. Pour peu que vous fussiez lié avec l’homme en question[2], vous savez avec quel plaisir je sacrifierais mes répugnances à vos goûts ; mais vous ne le connaissez point du tout, et moi, je le connais pour m’avoir trompé, pour m’avoir ennuyé, et pour m’avoir voulu dénoncer. Si vous aviez eu le malheur de lire ses Fétiches et ses Terres australes, vous ne voudriez pas assurément de lui. Hélas ! nous avons assez de présidents. Encore si on nous donnait un président Hénault ! mais nous n’en aurons plus de si aimable.

Je vous conjure encore une fois de ne nous point charger de celui qui se présente ; ce serait un affront pour moi, dans l’état où sont les choses, et ce ne serait pas une grande satisfaction pour lui. Il est même dit dans nos statuts qu’un homme obligé par sa place de résider toujours en province ne peut être de l’Académie.

Vous me demandez si je veux qu’on joue Sophonisbe. Hélas ! je veux sur cela tout ce qu’on voudra, et surtout ce que vous ordonnerez. Ce que je voudrais principalement, ce sont des acteurs, et on dit qu’il n’y en a point. Laissera-t-on ainsi tomber le théâtre, qui faisait tant d’honneur à la France dans les pays étrangers, et n’aurons-nous plus que des opéras-comiques ? Il y va de la gloire de la nation, et vous êtes accoutumé à la soutenir.

Vous me parlez du carillon de mon village et de mes montres démontées. Je puis vous assurer que c’est une entreprise qui mérite toute la protection du ministère. Il est assez singulier qu’un petit particulier comme moi ait peuplé un désert, et ait bâti douze maisons pour des artistes qui ont déjà établi leur commerce dans les pays étrangers. Le roi lui-même a pris quelques-unes de nos montres, et en a fait des présents. Nous avons quelques-uns des meilleurs ouvriers de l’Europe, et nous étendrions notre commerce en Turquie avec un grand avantage, s’il plaisait à Catherine II de faire la paix. Je n’ai aucun intérêt dans cet établissement. Je suis comme les gens qui fondent les hôpitaux, mais qui ne s’y font point recevoir. M. le duc de Duras a eu la bonté d’encourager nos fabriques, en prenant quelques-unes de nos montres pour les présents du mariage de monseigneur le comte de Provence. Nous vous demanderions la même grâce, si vous étiez d’année. Ma nièce soutiendra cette manufacture après moi ; vous lui continuerez les bontés dont vous m’avez honoré si longtemps, et elle vous attestera que vous êtes l’homme de l’Europe à qui j’ai été attaché avec le plus de respect et de tendresse.

  1. Lettres 8169 et 8177.
  2. Le président de Brosses.