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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8182

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Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 328-329).
8182. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
19 janvier.

Mon cher ange, j’ai dit au jeune homme que la fin du second acte[1] était froide, et je l’en ai fait convenir. C’est une chose fort plaisante que la docilité de cet enfant ; il s’est mis sur-le-champ à faire un nouvel acte. Je vous l’enverrais aujourd’hui, s’il ne retravaillait pas les autres.

Quand je vous dis que vous n’avez rien perdu[2], j’entends que vous conservez votre place, vous belle maison de Paris, et que vous allez au spectacle tant qu’il vous plaît. Pour moi, je vous ai donné des spectacles, et je ne les ai point vus. J’ai établi une colonie, et je crains bien qu’elle ne soit détruite. Les fermiers généraux la persécutent, personne ne la soutiendra. Je ne suis pas même à portée de solliciter la restitution de mon propre bien, qu’on s’est avisé de me prendre sans aucune forme de procès. Voilà comme j’entends que je perds ; et malheureusement je perds aussi la vue. Je suis enseveli dans les neiges, qui m’ont arraché les yeux par l’âcreté de l’air qu’elles apportent avec elles. Je maudis Ferney quatre mois de l’année au moins ; mais je ne puis le quitter, je suis enchaîné à ma colonie.

J’ai bien envie de vous envoyer, pour votre amusement, une grande lettre en vers que j’ai écrite au roi de Danemark sur la liberté de la presse[3] qu’il a donnée dans tout son royaume : bel exemple que nous sommes bien loin de suivre. Vous l’aurez dans quelques jours ; on ne peut pas tout faire à la fois, surtout quand on souffre.

Je vous prie de vouloir bien me mander s’il est vrai qu’un homme de considération[4], qui écrivit le 23 de décembre à un de ses anciens amis, lui manda qu’il l’aurait envoyé[5] voyager plus loin sans madame sa femme, qui est fort délicate.

Au reste, cette dame a encore plus de délicatesse dans l’esprit que dans la figure, et à cette délicatesse se joint une grandeur d’âme singulière, qui n’est égalée que par la bonté de son cœur.

Est-il vrai, comme on le dit, que monsieur et madame sont endettés de deux millions ?

Est-il vrai qu’on leur ait offert douze cent mille francs le jour de leur départ ?

Reçoivent-ils des visites ? comment se porte votre ami de trente-cinq ans[6] ? son séjour est bien beau, mais il est bien triste en hiver.

Pouvez-vous encore me dire ce que devient M. de La Ponce ? Vous me direz que je suis un grand questionneur ; mais vous répondrez ce qu’il vous plaira, on ne vous force à rien.

Conservez votre santé, mes deux anges ; c’est là le grand point. Je sens ce que c’est que de ne n’en avoir point ; c’est être damné, au pied de la lettre. Je mets ma misère à l’ombre de vos ailes.

  1. Des Pélopides.
  2. Voyez le second alinéa de la lettre 8159.
  3. Tome X, page 421.
  4. Le roi Louis XV.
  5. Le duc de Choiseul.
  6. Le duc de Praslin.