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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8186

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8186. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 22 janvier.

Madame,


L’univers admire vos fêtes[1] ;
Nos Français en sont confondus,
Et je les admire encor plus
À la suite de vos conquêtes.


Ce qui est encore au-dessus de la magnificence, c’est l’esprit ; il n’y a jamais eu de fête imaginée avec plus de génie, mieux ordonnée, plus galante et plus noble. Nous avons eu à Paris des fusées et une illumination pour le mariage du dauphin de France et de la fille d’une impératrice. Il n’y a pas un prodigieux effort de génie dans des bouts de chandelles et dans des fusées volantes. Mais en récompense il y régnait tant d’ordre qu’il y eut plus de monde tué et blessé[2] que vous n’en avez eu dans votre première victoire remportée sur les Turcs.

Il est vrai que j’aurais voulu qu’Apollon eût présenté à Votre Majesté impériale l’étendard de Mahomet, et l’aigrette de héron que le gros Moustapha porte à son gros turban ; mais ce sera pour cette année, à la fin de la campagne.

Les choses sont bien changées chez nous. Les croisades furent autrefois commencées en France. Nous sommes à présent les meilleurs amis des Infidèles.


La France à l’Église échappe :
Nous avons pris le parti
De secourir le mufti,
Et de dépouiller le pape.


Pour moi, qui suis trop peu de chose pour oser décider entre les églises grecque, latine et musulmane, je ne m’occupe que de votre gloire dans ma retraite. J’aime mieux vos fêtes que celles de saint Nicolas et de saint Basile, de saint Barjone, surnommé Pierre, et même que celle du Bairam.


Si j’ai pour sainte Catherine
Un peu plus de dévotion,
C’est parce que mon héroïne
Descend jusqu’à porter son nom.


Passe pour Hercule, voilà un digne saint celui-là ; aussi est-il le patron d’un comte Orlof, et de tous les quatre. On dit qu’un de ces saints vient de faire encore une de ces actions qu’on ne trouve pas dans la Légende ; qu’ayant pris un vaisseau turc où étaient les meubles et les domestiques d’un bacha, il les a renvoyés à leur maître. Non-seulement vos courtisans sont les maîtres des Turcs dans l’art de la guerre, mais ils leur apprennent à être polis ; voilà du véritable héroïsme, et c’est vous qui l’inspirez. Vous voilà, madame, à mon avis, la première puissance de l’univers car je vous mets sans difficulté au-dessus du roi de la Chine, votre proche voisin, quoiqu’il fasse des vers, et que je lui aie écrit une épître[3] qu’il ne lira pas. Que Votre Majesté impériale jouisse longtemps de sa gloire et de son bonheur !

Sans les soixante-dix-huit ans qui me talonnent, Apollon m’est témoin que je n’aurais pas établi une colonie d’horlogers dans mon village. Elle serait actuellement vers Astracan, où je l’aurais conduite ; elle ne travaillerait que pour Votre Majesté.

Ma colonie fait réellement d’excellents ouvrages ; elle vous en fera parvenir quelques-uns incessamment, et vous verrez qu’on ne peut travailler mieux ni à meilleur compte. Vous dépensez trop en canons et en vaisseaux pour ne pas joindre à vos magnificences une juste économie, qui est au fond la source de la grandeur.

Vivez, régnez, madame, pour la gloire de la Russie, et pour l’exemple du monde.

Que Votre Majesté impériale daigne conserver ses bontés à son admirateur et à son sujet par le cœur. Je reçois dans ce moment la lettre dont Votre Majesté impériale m’honore, du 12 décembre, vieux style. Je me doutais bien que la lettre de l’ambassadeur d’Angleterre en Turquie était de l’imagination d’un pensionnaire de nos gazetiers. Je remercie plus que jamais vos bontés, qui me fournissent de quoi faire taire nos badauds welches.

Quoi ! ce brutal de Sardanapale turc veut encore faire une campagne ! ah ! madame, Dieu soit béni ! il ne vous faudra qu’une seule victoire sur le chemin d’Andrinople pour détrôner cet homme indigne du trône, et que j’ai entendu vanter par quelques-uns de nos Welches comme un génie. Mais où ira-t-il ? Voilà un Ali-bey ou beg qui ne le recevra pas dans le pays d’Osiris ; voilà un bacha d’Arc qui se révolte. Il y a une destinée ; la vôtre est sensible. Votre empire est dans la vigueur de son accroissement, et celui de Moustapha dans sa décadence ; le chevalier de Tott ne le sauvera pas dans sa ruine.

Je me mets aux pieds de Votre Majesté impériale, plein de joie et d’espérance, avec le plus profond respect, et la reconnaissance la plus vive.

L’Ermite de Ferney.
  1. Voyez lettre 8121.
  2. Le 30 mai 1770.
  3. Tome X, page 412.