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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8188

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Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 335-336).
8188. — DE MADAME LA DUCHESSE DE CHOISEUL[1].
Chanteloup, ce 24 janvier 1771.

Non, monsieur, il n’y a rien de comparable à votre Barmécide[2] ; rien de si charmant que la peinture que vous en faites ; rien de si délicat que les éloges que vous lui donnez ; rien de si séduisant que le désir de lui ressembler ; rien de si flatteur que le plaisir de s’y reconnaître. Loin de nous ces moralistes triviaux, ces casuistes imbéciles qui condamnent l’amour-propre. Sublime orgueil, père de Lucifer et père des vertus, je m’abandonne à vous ! si je savais faire des vers, j’en ferais à l’honneur de l’orgueil, comme vous en faites à celui de Barmécide. Mais je ne me sens point en disposition de soutenir un style si élevé. Je renonce à l’enthousiasme, que égare, mais je ne renonce pas à l’amour-propre, qui est dans la nature. Mon sentiment pour Barmécide m’associe à sa gloire. J’ai toujours eu la vanité des gens que j’aime ; c’est ma façon d’aimer. Votre Barmécide est juste et généreux. Le mien joint à ces vertus l’avantage d’être heureux et la science de jouir de son bonheur : son bonheur est un triomphe, sa jouissance est sagesse.

Vous m’écrivez que vous me croyez l’âme forte. Je ne sais ce que c’est la force. Je cède à toutes les impressions qui me sont propres ; je me refuse à toutes celles qui me sont étrangères. Voilàpourquoi je n’ai point connu les biens de convention, et pourquoi je ne souffre pas d’un mal imaginaire. Je n’étais pas heureuse quand j’excitais l’envie, et je le suis parfaitement aujourd’hui que les sots me plaignent. Est-ce là ce que vous appelez courage ?

Vos lettres à M. de Choiseul m’ont attendrie. Ce sont là de ces impressions auxquelles je me livre tant qu’on veut ; rien de plus touchant que la proposition que vous lui faites de le venir trouver. Hélas ! hélas, et pour vous, et pour nous, nous ne devons pas l’accepter de sitôt. Voilà ce que le prudent Barmécide me charge de vous dire. Jugez, monsieur, de ce que cette prudence nous coûte ; il n’a pas l’honneur de vous répondre, parce qu’il ne se permet guère d’écrire. Autre prudence qui n’est guère moins onéreuse que la première quand elle vous a pour objet.

J’ai reçu une lettre de votre M. de Prescrassier[3], qui veut plus que jamais que je le mette à l’épreuve. Voulez-vous bien, monsieur, vous charger de le remercier pour moi de sa lettre et de ses épreuves ?

En voici une que l’abbé Billardy m’a adressée pour vous.

N’oubliez pas, je vous prie, la promesse que vous me faites de remplir notre solitude de vos productions. C’est dans la retraite que se forme le goût ; le nôtre le sera par vos ouvrages. Nous aurons, il est vrai, tout le temps de les admirer. Il est difficile, monsieur, d’ajouter à l’admiration que nous leur portons déjà et à tous nos sentiments pour vous.

  1. Correspondance complète de Mme du Deffant avec la duchesse de Choiseul, etc., publiée par le marquis de Sainte-Aulaire, tome Ier, page 322.
  2. L’Épître de Benaldaki à Caramouftée, femme de Giafar le Barmécide. Voyez tome X, page 440.
  3. Desprès de Crassy.