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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8218

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Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 363-364).
8218. — À MADAME LA PRINCESSE DE TALMONT.
À Ferney, 23 février.

Madame, j’ai soixante-dix-huit ans, je suis né faible, je suis très-malade et presque aveugle : Moustapha lui-même excuserait un homme qui, dans cet état, ne serait pas exact à écrire.

Si M. le prince de Salm vous a dit que je me portais bien, je lui pardonne cette horrible calomnie, en considération du plaisir infini que j’ai eu quand il m’a fait l’honneur de venir dans ma chaumière.

À l’égard du Grand Turc, madame, je ne puis absolument prendre son parti. Il n’aime ni l’opéra, ni la comédie, ni aucun des beaux-arts ; il ne parle point français ; il n’est pas mon prochain ; je ne puis l’aimer. J’aurai toujours une dent contre des gens qui ont dévasté, appauvri et abruti la Grèce entière. Vous ne pouvez pas honnêtement exiger de moi que j’aime les destructeurs de la patrie d’Homère, de Sophocle, et de Démosthène. Je vous respecte même assez pour croire que, dans le fond du cœur, vous pensez comme moi.

J’aurais désiré que vos braves Polonais qui sont si généreux, si nobles, et si éloquents, et qui ont toujours résisté aux Turcs avec tant de courage, se fussent joints aux Russes pour chasser de l’Europe la famille d’Ortogul. Mes vœux n’ont pas été exaucés, et j’en suis bien fâché ; mais, quelque chose qui arrive, je suis persuadé que votre respectable nation conservera toujours ce qu’il y a de plus précieux au monde, la liberté. Les Turcs n’ont jamais pu l’entamer, nulle puissance ne la ravira. Vous essuierez toujours des orages, mais vous ne serez jamais submergés ; vous êtes comme les baleines, qui se jouent dans les tempêtes.

Pour vous, madame, qui êtes dans un port assez commode, je conçois quel est le chagrin de votre belle âme de voir les peines de vos compatriotes. Vous avez toujours pensé avec grandeur, et j’ose dire qu’il y a une espèce de plaisir à sentir qu’on ne peut souffrir que par le malheur des autres. Je ne puis qu’approuver tous vos sentiments, excepté votre tendre amitié pour des barbares qui traitent si mal votre sexe, et qui lui ôtent cette liberté dont vous faites tant de cas. Que vous importe, après tout, qu’ils se lavent en commençant par le coude ? comme vous n’avez aucun intérêt à ces ablutions, autant vaudrait-il pour vous qu’ils fussent aussi crasseux que les Samoyèdes. Il faut que tous les musulmans soient naturellement bien malpropres, puisque Dieu a été obligé de leur ordonner de se laver cinq fois par jour.

Au reste, madame, je sens que je serais toujours rempli de respect et d’attachement pour vous, soit que vous fussiez à la Mecque, ou à Jérusalem, ou dans Astracan. Je finis mes jours dans un désert fort différent de tous ces lieux si renommés. J’y fais des vœux pour votre bonheur, supposé qu’en effet il y ait du bonheur sur notre globe. Vous avez vu des malheurs de toutes les espèces ; je vous recommande à votre esprit et à votre courage. Agréez, madame, le profond respect, etc.