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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8237

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8237. — DE FRÉDÉRIC-GUILLAUME,
prince royal de prusse[1].
À Potsdam, le 10 mars.

Vous avez très-bien fait, monsieur, de ne pas vous presser d’aller apprendre des nouvelles positives de l’autre monde. Vous êtes trop utile dans celui-ci, et j’espère que vous l’éclairerez encore longtemps.

Je ne vous fatiguerai plus par mes questions sur l’âme. Je serais bien fâché que vous allassiez chercher la réponse si loin ; et ma curiosité n’en serait probablement pas mieux satisfaite. Quelque favorisé du ciel que vous soyez sur notre petite planète, je doute qu’il vous accordât le privilège de revenir instruire vos admirateurs. Si cependant la chose n’était pas impossible, ne craignez pas que votre apparition m’effraye. Mais, je vous le répète, ne vous hâtez point. Je suis très-content de ce que vous savez actuellement de notre âme : elle peut survivre au corps ; il est vraisemblable qu’elle lui survivra.

Pour avoir l’esprit en repos sur l’avenir, il ne faut qu’être homme de bien. Je le serai toujours : j’en ferai toute ma vie honneur à vos sages exhortations, et j’attendrai patiemment que la toile se lève pour voir dans l’éternité.

Je ne saurais assez vous dire, monsieur, combien je suis content de vos réponses sur le Système de la Nature. Je savais bien que vous réfuteriez mieux ce livre en vingt pages que tous les théologiens ne le feront en cent volumes. Ce bienfait seul mériterait la statue que l’on vous érige à tant de titres. J’aime la manière honnête dont vous traitez l’auteur, et la justice que vous rendez à ce qu’il y a de bon dans son livre, tout en terrassant son système.

Je vous rends mille grâces, monsieur, du précieux présent que vous me destinez. Je lis actuellement avec un plaisir infini les premiers volumes de vos Questions[2] ; je vous avoue que, quelque estime que j’aie pour la grande Encyclopédie, la vôtre me plaît incomparablement mieux : un format commode, un style égal et toujours gai, point d’articles ennuyeux ou inintelligibles, et partout l’inimitable Voltaire.

Entre tous les articles que j’ai vus jusqu’à présent, vous ne devineriez pas celui qui m’a le plus amusé : c’est celui d’Auteur. Comme je ne crains pas de jamais l’être, j’ai pu en rire à mon aise. À moins qu’un prince n’ait le style de César ou la sagesse de Marc-Aurèle, ou le génie de Fédéric. je crois qu’il fera bien de ne pas écrire.

Je devrais peut-être mettre votre Julien sur cette petite liste des princes que leurs ouvrages font admirer ; mais je vous avoue que la Satire des Césars[3], si vantée, ne me plaît guère : je n’y trouve pas le ton de la bonne plaisanterie. Si vous en jugez plus favorablement, pardonnez à mon mauvais goût.

Ma lettre devient trop longue : je vous en demande pardon, vos moments sont trop précieux au public.

Vous êtes assez heureux, monsieur, pour que je ne puisse vous être bon à rien. S’il se présentait néanmoins quelque occasion de vous faire plaisir, disposez, je vous prie, de votre très-affectionné ami,

Fédéric-Guillaume, prince royal de Prusse.

  1. Voyez page 208.
  2. Les Questions sur l’Encyclopédie.
  3. La Bletterie en a donné une traduction française à la suite de son Histoire de l’empereur Jovien, 1748, deux volumes in-12.