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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8245

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8245. — DE CATHERINE II,
impératrice de russie.[1]
Pétersbourg, 3-14 mars 1771.

Monsieur, en lisant votre Encyclopédie, je répétais ce que j’ai dit mille fois : qu’avant vous personne n’écrivit comme vous, et qu’il est très-douteux si après vous jamais quelqu’un vous égalera. C’est dans ces réflexions que me trouvèrent vos deux dernières lettres du 22 janvier et du 8 février[2].

Vous jugez bien, monsieur, du plaisir qu’elles m’ont fait. Vos vers et votre prose ne seront jamais surpassés : je les regarde comme le non plus ultra, et je m’y tiens. Quand on vous a lu, l’on voudrait vous relire, et l’on est dégoûté des autres lectures.

Puisque la fête que j’ai donnée au prince Henri a eu votre approbation, je m’en vais la croire belle : avant celle-là je lui en avais donné une à la campagne, où les bouts de chandelles et les fusées avaient eu leur place, mais où il n’y eut personne de blessé ; les précautions avaient été bien prises. Les horreurs arrivées à Paris[3] nous ont rendus sages. Outre cela, je ne me souviens pas d’avoir vu, depuis bien longtemps, un carnaval plus animé : depuis le mois d’octobre jusqu’au mois de février, il n’y a eu que fêtes, danses, spectacles.

Je ne sais si c’est la campagne passée qui me l’a fait paraître tel, ou bien si véritablement la joie régnait chez nous. J’apprends qu’il n’en est pas de même partout, quoiqu’on jouisse de la douceur d’une paix non interrompue depuis huit ans[4]. J’espère que ce n’est pas par la part chrétienne qu’on prend aux malheurs des infidèles. Ces sentiments seraient indignes de la postérité des premiers croisés.

Il n’y a pas longtemps que vous aviez en France un nouveau saint Bernard[5] qui prêchait une croisade en esprit contre moi, sans, je crois, qu’il sût bien au juste pour quel objet. Mais ce saint Bernard s’est trompé dans ses prophéties tout comme le premier. Rien de ce qu’il avait prédit ne s’est vérifié ; il n’a fait qu’aigrir les esprits. Si c’était là son but, il faut avouer qu’il a réussi. Ce but cependant paraît bien mesquin.

Monsieur, vous qui êtes si bon catholique, dites à ceux de votre croyance que l’Église grecque, sous Catherine seconde, n’en veut point à l’Église latine ni à aucune qui soit sous la couverture des nuées remplies d’eau, que l’Église grecque ne fait que se défendre.

Avouez, monsieur, que cette guerre a fait briller nos guerriers. Ce comte Alexis Orlorf ne cesse de faire des actions qui font parler de lui : il vient d’envoyer quatre-vingt-six prisonniers algériens et salétins au grand maître de Malte, en le priant de les échanger à Alger, etc., contre des esclaves chrétiens. Il y a bien longtemps qu’aucun chevalier de Saint-Jean de Jérusalem n’a délivré autant de chrétiens des mains des infidèles.

Avez-vous lu, monsieur, la lettre de ce comte aux consuls de Smyrne, qui intercédaient près de lui pour qu’il épargnât cette ville après la bataille de Tchesmé ? Vous me parlez du renvoi qu’il a fait d’un vaisseau turc où étaient les meubles et les domestiques d’un pacha ; voici le fait :

Peu de jours après la bataille navale de Tchesmé, un trésorier de la Porte revenait, sur un vaisseau, du Caire, avec ses femmes, ses enfants, et tout son bien, et s’en allait à Constantinople ; il apprit en chemin la fausse nouvelle comme si la flotte turque avait battu la nôtre ; il se hâta de descendre à terre pour être le premier porteur de cette bonne nouvelle au sultan. En attendant qu’il courait à toute bride à Stamboul, un de nos vaisseaux amena son vaisseau au comte Orlof. Celui-ci défendit sévèrement que personne n’entrât dans les chambres des femmes turques, et qu’on ne touchât à la charge de ce vaisseau. Il se fit amener la plus jeune des filles du Turc, âgée de six ans, et lui fit présent d’une bague de diamants et d’une pelisse de soble[6], et la renvoya, avec toute sa famille et leurs biens, à Constantinople. Voilà ce qui a été imprimé à peu près dans les gazettes. Mais ce qui ne l’a pas été jusqu’ici, c’est que le comte Roumiantsof, ayant envoyé au camp du vizir un officier, cet officier fut mené d’abord au kiaga du vizir ; le kiaga lui dit, après les premiers compliments : « Y a-t-il quelqu’un des comtes Orlof à l’armée du comte Roumiantsof ? » L’officier lui répond que non. Le Turc lui demanda avec empressement : « Où sont-ils donc ? » Le major dit que deux servaient sur la flotte, et que les trois autres étaient à Pétersbourg. « Eh bien ! dit le Turc, sachez que leur nom est en vénération chez nous, que c’est vis-à-vis de moi que leur générosité s’est signalée. Je suis celui qui leur doit ses femmes, ses enfants et ses biens. Je ne puis jamais m’acquitter envers eux ; mais si pendant ma vie je puis leur rendre quelque service, je le compterai pour un bonheur. » Il ajouta beaucoup d’autres protestations à celle-ci, et dit, entre autres, que le sultan et le vizir connaissaient sa reconnaissance, et l’approuvaient. Il avait la larme à l’œil en parlant. Voilà donc des Turcs touchés jusqu’aux larmes par la générosité des Russes de la religion grecque. Le tableau de l’action du comte Orlof vis-à-vis de ce Turc pourra, un jour, faire le pendant de celui de Scipion dans ma galerie.

Les sujets de mon voisin le roi de la Chine, depuis que celui-ci a commencé à lever quelques entraves injustes, commercent avec les miens que c’est un charme ! Ils ont échangé pour trois millions d’effets les premiers quatre mois que ce commerce a recommencé.

Les fabriques du palais de mon voisin sont occupées à faire des tapisseries pour moi, tandis que mon voisin a demandé du blé et des moutons.

Vous me parlez souvent, monsieur, de votre âge ; mais, quel qu’il soit, vos ouvrages sont toujours les mêmes ; témoin cette Encyclopédie remplie de choses nouvelles. Il ne faut que la lire pour voir que votre génie est dans toute sa force ; vis-à-vis de vous les accidents attribués à l’âge deviennent préjugés.

Je suis très-curieuse de voir les ouvrages de vos horlogers ; si vous alliez établir une colonie à Astracan, je trouverais un prétexte pour vous y suivre. À propos d’Astracan, je vous dirai que le climat de Taganrog est, sans comparaison, plus beau et plus sain que celui d’Astracan. Tous ceux qui en reviennent disent qu’on ne saurait assez louer cet endroit sur lequel, à l’imitation de la vieille dont il est parlé dans Candide[7], je m’en vais vous conter une anecdote.

Après la première prise d’Azof par Pierre, il voulut avoir un port sur cette mer, et il choisit Taganrog. Ce port fut construit. En suite de quoi il balança longtemps s’il bâtirait Pétersbourg sur la Baltique, ou à Taganrog. Mais enfin les circonstances du temps l’entraînèrent vers la Baltique. Nous n’y avons pas gagné, à mon avis. Il ne fait point d’hiver dans cet endroit-là, tandis que le nôtre est très-long.

Les Welches, monsieur, qui vantent le génie de Moustapha, vantent-ils ses prouesses aussi ? Pendant cette guerre je n’en connais d’autres, sinon qu’il a fait couper la tête à quelques vizirs, et qu’il n’a pu contenir la populace de Constantinople, qui a roué de coups, sous ses yeux, les ambassadeurs, etc., des principales puissances de l’Europe, lorsque le mien[8] était aux Sept-Tours. Si ce sont là des traits de génie, je prie le ciel de m’en priver, et de le réserver pour Moustapha et pour le chevalier Tott, son soutien, qu’il fera étrangler un jour, tout comme le vizir Mehemet l’a été, quoiqu’il eût sauvé la vie au sultan.

La paix n’est pas aussi proche que les papiers publics l’ont débité. Je crois la troisième campagne inévitable, et M. Ali-bey aura encore gagné du temps pour s’affermir ; et au bout du compte, s’il ne réussissait pas, eh bien ! il irait passer le carnaval à Venise[9]. Mais le cœur me dit qu’Ali-bey prospérera.

Je vous prie, monsieur, de m’envoyer la lettre que vous avez écrite en vers au jeune roi de Danemark[10], dont vous me parlez : je ne voudrais pas perdre une ligne de ce que vous écrivez. Jugez par là du plaisir que j’ai à lire vos écrits, du cas que j’en fais, et de l’amitié et de l’estime que j’ai pour le saint ermite de Ferney, qui me nomme sa favorite ; vous voyez que j’en prends les airs.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances, etc., publiée par la Société impériale de l’histoire de Russie, tome XV, page 67.
  2. Il y a une lettre du 9 février ; il n’y en a pas du 8.
  3. Le 30 mai 1770, aux fêtes du mariage de Marie-Antoinette avec le dauphin, depuis Louis XVI.
  4. La France était en paix depuis 1763, fin de la guerre de Sept ans.
  5. Jean-Jacques Rousseau, Contrat social, II, VIII ; voyez tome XX, page 218.
  6. C’est-à-dire de zibeline : soble est le nom russe de cet animal.
  7. Chapitres vi et suiv. ; voyez tome XXI, pages 149 et suiv.
  8. D’Obreskoff ; voyez tome XXVIII, pages 365, 410 et 467.
  9. Où dans Candide (chapitre XXVI) se trouvent réunis six rois détrônés.
  10. Tome X, page 421.