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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8294

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8294. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
20-31 mai 1771.

Monsieur, les puissances du Nord vous ont sans doute beaucoup d’obligations pour les belles épîtres[2] que vous leur avez adressées ; je trouve la mienne admirable ; chacun de mes jeunes confrères en dira, j’en suis sûre, autant de la sienne. Je suis très-fâchée de ne pouvoir vous donner en revanche que de la mauvaise prose. Je n’ai su faire, de ma vie, ni vers ni musique, mais je ne suis point privée du sentiment qui fait admirer les productions du génie.

La description que vous faites[3] du premier peuple de l’univers ne donnera de l’envie à aucun autre sur l’état présent des Welches. Les Français crient beaucoup présentement, sans, ce me semble, trop savoir pourquoi : à moins que ce ne soit par mode ; celle-là, dit-on, quelquefois à Paris tient lieu de raison. Ils veulent un parlement de Paris : ils en ont un ; la cour a exilé les membres qui composaient l’ancien ; personne ne dispute au roi le pouvoir d’exiler ceux qui ont encouru sa disgrâce.

Ces membres, il faut l’avouer, étaient devenus tracassiers au suprême degré, et rendaient l’État anarchique. Il paraît que tout le bruit qu’on fait ne peut mener à rien, et qu’il y a beaucoup plus de belles paroles que de principes fondés sur des autorités dans tous les écrits qu’on publie du parti opposé à la cour. Il est vrai aussi qu’il est difficile de juger de l’état des choses à la distance dont je les vois.

Apparemment que les Turcs ne font pas grand fond sur les canons du sieur Tott, puisqu’ils ont enfin relâché mon résident, lequel, si l’on en peut croire les discours du ministre de la Porte, doit se trouver à l’heure qu’il est sur le territoire autrichien.

Je ne sais pas s’il y a un exemple dans l’histoire que les Turcs aient relâché, au milieu de la guerre, le ministre d’une puissance qu’ils avaient offensée par une telle enfreinte du droit des gens. On dirait que le comte Roumiantsof et le comte Orlof leur ont un peu appris à vivre.

Voilà un pas pour la paix, mais elle n’en est pas faite pour cela. L’ouverture de la campagne nous a été très-favorable, comme on vous l’a dit, monsieur. Le général-major Weissmann a passé le Danube à deux reprises, la première avec sept cents et la seconde avec deux mille hommes. Il a défait un corps de six mille Turcs, s’est emparé d’Issaktchi, où il a brûlé les magasins ennemis, le pont que les musulmans commençaient à construire, et les galères, frégates, et bateaux qu’il n’a pas emmenés avec lui ; il a fait un grand butin et beaucoup de prisonniers, et puis il est revenu sur cette rive-ci sans que personne ne l’en empêchât, quoique le vizir, avec soixante mille hommes, se trouve à Babadag, qui n’est qu’à six heures de chemin d’Issaktchi.

Si la paix ne se fait point cet été, vous pourrez commander votre litière, monsieur. N’oubliez point d’y faire placer une montre de votre fabrique, que nous placerons ensuite à Sainte-Sophie, où elle fournira aux antiquaires futurs le sujet de quelques dissertations savantes. Je ne doute point de la bonté de l’ouvrage des montres que vous m’envoyez ; vous me feriez plaisir en me disant à qui elles sont adressées.

Soyez assuré des sentiments que vous me connaissez, et portez-vous bien, du moins jusqu’au temps où vos ouailles commenceront leurs prières pour vous, car dès alors il n’est plus douteux que leurs prières, si longtemps rejetées, ne soient exaucées à votre égard, et vous redeviendrez frais comme une rose.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances, etc., publiée par la Société impériale de l’histoire de Russie, tome XV, page 96.
  2. Épître au roi de Danemark, tome X, page 421 ; Épître au roi de Suède, ibid., 438 ; Épître à l’impératrice de Russie, ibid., 435.
  3. Dans l’Épître au roi de Danemark.