Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8336

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 481-483).
8336. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 20 juillet.

On est donc, mon héros, à Paris comme à Rome, parents contre parents[1]. La différence est qu’il s’agissait chez les Romains de l’empire du monde et de ses bribes, et que chez les Welches il ne s’agit, comme à leur ordinaire, que de billevesées. Je crois pourtant que s’il y a un bon parti, vous l’avez pris : et ce qui me persuade que ce parti est le meilleur, c’est qu’il n’est pas assurément le plus nombreux.

Je me trouve, monseigneur, réformé à votre suite dans ma chétive petite sphère. J’ai deux neveux[2] qui ont chacun un grand crédit dans l’ancien et le nouveau parlement. J’ai donné mon suffrage au nouveau, mais je n’y ai pas eu grand mérite. Il y a longtemps que les Calas, les chevaliers de La Barre, les Lally, etc., m’ont brouillé avec les tuteurs des rois[3] ; et j’ai toujours mieux aimé dépendre du descendant de Robert le Fort, lequel descendait par les femmes de Charlemagne, que d’avoir pour rois des bourgeois mes confrères. Je suis bien sûr que toute leur belle puissance intermédiaire, l’unité, l’indivisibilité de tous les parlements, ne m’auraient jamais fait rendre un sou des deux cent mille livres d’argent comptant que M. l’abbé Terray m’a prises un peu à la Mandrin, dans le coffre-fort de M. Magon. Je lui pardonne cette opération de housard, s’il ne nous prend pas tout le reste.

C’est surtout cette aventure qui a dérangé ma pauvre colonie. Elle était née sous la protection de M. le duc de Choiseul, elle est tombée avec lui. On avait établi chez moi trois manufactures qui travaillaient pour l’Espagne, pour la Turquie, pour la Russie. Il était assez beau de voir entrer de l’argent en France par les travaux d’un misérable petit village. Tout cela va tomber, si je ne suis pas secouru. Les secours que je demandais n’étaient que le payement de ce qu’on me doit, et qu’on avait promis de me payer. Je profiterai de vos bontés. J’écrirai à M. l’abbé de Blet[4]. Si on me refuse l’aumône, je n’aurai pas du moins à me reprocher de ne l’avoir pas demandée.

Je m’étais figuré que mon héros habiterait uniquement Versailles ; mais je vois qu’il veut encore jouir de son beau palais de Paris, où probablement j’aurai le malheur de ne lui faire jamais ma cour.

J’ai pris la liberté de recommander à Mme la duchesse d’Aiguillon[5] une dame de qualité de Franche-Comté, Mme la comtesse de Beaufort ; et cette liberté, qui serait ridicule dans d’autres circonstances, porte son excuse dans l’étonnante aventure dont cette dame est la victime. Un coquin de prêtre, d’ailleurs très-scandaleux, et mort de ses débauches et d’une fièvre maligne, a déclaré, en mourant, que M. le comte de Beaufort l’avait assassiné.

M. de Beaufort[6], ancien officier, père de six enfants, et reconnu pour un des plus honnêtes gentilshommes de la province, a été décrété de prise de corps, et sa femme d’ajournement personnel. Les prêtres se sont ameutés, ils ont ameuté le peuple ; M. de Beaufort a été obligé de s’enfuir pour laisser passer le torrent. Il ne demande qu’un sauf-conduit d’un mois, pour avoir le temps de préparer ses défenses. J’ignore si on peut obtenir cela de monsieur le chancelier. Si vous pouviez protéger Mme de Beaufort dans cette cruelle affaire, vous feriez une action digne de vous.

Cela ressemble à l’aventure de ce La Frenaie[7] qui se tua chez Mme de Tencin, pour lui faire pièce. Ma destinée est de prendre le parti des opprimés. Je plaide actuellement au conseil du roi pour douze mille hommes bien faits, que vingt chanoines prétendent être leurs esclaves, et que je soutiens n’appartenir qu’au roi. Ces petites affaires-là tiennent la vieillesse en haleine, et repoussent l’ennui, qui cherche toujours à s’emparer des derniers jours d’un pauvre homme.

Je ne renonce d’ailleurs ni aux vers ni à la prose ; et, si vous étiez premier gentilhomme d’année, je vous importunerais, moi tout seul, plus que quatre jeunes gens. Je suis pourtant aveugle, non pas comme Mme du Deffant, mais il s’en faut très-peu. Mme de Boisgelin[8], qui m’a vu dans cet état, m’a recommandé, avec son frère l’archevêque d’Aix[9], à l’oculiste Grandjean. Il serait plaisant qu’un archevêque me rendît la vue.

Je demande bien pardon à mon héros de l’entretenir ainsi de mes misères, mais il a voulu que je lui écrivisse. Il est assez bon pour me dire que ces misères l’amusent ; je ne suis pas assez vain pour m’en flatter ; ainsi je finis avec le plus profond respect et le plus tendre attachement.

  1. Hémistiche de la tragédie de Cinna, acte I, scène iii, répété par Boileau dans sa satire VIII, vers 133.
  2. D’Hornoy était petit-neveu de Voltaire ; Mignot était son neveu (voyez tome XXVIII, page 494).
  3. Le parlement se disait tuteur des rois.
  4. La lettre manque.
  5. La lettre à cette dame manque.
  6. Voyez lettre 8351.
  7. Dont il est question dans la lettre 6940, tome XLV, page 316.
  8. À qui est adressée la lettre 8278.
  9. Jean de Dieu-Raymond de Cucé de Boisgelin, né en 1732, évêque de Lavaur en 1765, archevêque d’Aix en 1770, archevêque de Tours en 1802, puis cardinal, mort le 22 août 1804.