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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8337

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Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 483-484).
8337. — À M. LE MARECHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, le 21 juillet.

Je mets à profit vos bontés, monseigneur ; permettez que je vous envoie la lettre que j’écris à M. l’abbé de Blet[1].

Je suis toujours émerveillé de voir que les affaires des plus grands seigneurs du royaume ne soient pas plus en ordre que celles de l’État.

Le connétable de Lesdiguières disait à cet infortuné duc de Montmorency : « N’entreprenez jamais rien que vous n’ayez six cent mille écus dans vos coffres ; j’en ai toujours usé ainsi, et je m’en suis bien trouvé. »

Mon héros a eu bien raison de me dire que ma petite vanité d’être le Sancho-Pança du village de Barataria est un jeu qui ne vaut pas la chandelle ; mais cela a été entrepris dans un temps où j’avais la protection la plus entière, où je faisait tout ce que je voulais, où Sancho-Pança n’approchait pas de moi, où les croix de Saint-Louis, les pensions, les brevets, pleuvaient à ma moindre requête le rêve est fini.

Je ne crois pas que mon désert suisse et les petits intérêts du plus petit canton de la France doivent occuper beaucoup M. le duc d’Aiguillon, qui doit jeter la vue sur des objets beaucoup plus dignes de son attention. Je crains surtout de l’importuner dans les commencements de son ministère ; et quoique je ne sois point bavard en fait d’affaires, cependant je crains toujours d’importuner un homme d’État. S’il veut bien, quand il sera un peu de loisir, permettre que je lui envoie un mémoire que je crois absolument nécessaire dans la circonstance présente, je prendrai la liberté de lui en adresser un, et il peut compter que je lui dirai exactement la vérité.

Je vous enverrai le mémoire : vous en jugerez ; et si vous le trouvez convenable, je vous demanderai votre protection. Je n’ai d’autre patrie que le petit asile que je me suis formé, et dont vous avez daigné voir les commencements. Le climat est bien rude ; mais le pays est de la plus grande beauté. Il est triste de perdre la vue dans un endroit qui ne peut plaire qu’aux yeux ; mais il est bien plus triste de penser qu’on mourra sans vous avoir fait sa cour, sans avoir joui des charmes de votre conversation, sans avoir vu dans son beau salon celui qui fait tant d’honneur à la France, et qui rappelle les brillantes idées du beau siècle de Louis XIV. Je n’aurai donc que des regrets à vous offrir, qu’une admiration stérile, et qu’un attachement aussi inutile que respectueux et tendre.


  1. La lettre à cet abbé manque.