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Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8439

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Correspondance de Voltaire/1771
Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 571-572).
8439. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 16 décembre.

Me voilà chargé d’une rude commission pour mon héros. Un brave brigadier suisse, nommé M. Constant d’Hermenches, et, si l’on veut, Rebecque[1], lieutenant colonel du régiment d’Inner, ayant servi très-utilement en Corse, est venu à Ferney sur le cheval que montait autrefois Paoli, et je crois même qu’il a monté sur sa maîtresse : voilà deux grands titres.

Comme je me vante partout d’être attaché à mon héros, il s’est imaginé que vous lui accorderiez votre protection auprès de M. le duc d’Aiguillon. Il s’agit vraiment d’un régiment suisse ; ce n’est pas une petite affaire. Il y a là une file de tracasseries dans lesquelles je suis bien loin de vous prier d’entrer, et dont je n’ai pas une idée bien nette.

Tout ce que je sais, monseigneur, c’est que, pour soutenir ma vanité parmi les Suisses, et pour leur faire accroire que j’ai beaucoup de crédit auprès de vous, je vous supplie de vouloir bien donner à M. le duc d’Aiguillon la lettre ci-jointe[2], avec le petit mot de recommandation que vous croirez convenable à la situation présente. J’ignore parfaitement si M. le duc d’Aiguillon est chargé de cette partie ; je sais seulement que je suis chargé de vous présenter cette lettre, et que je ne puis me dispenser de prendre cette liberté.

Je présume que vous êtes accablé de requêtes d’officiers, et je vous demande bien pardon de vous parler d’un régiment suisse, pendant que les Français vous obsèdent ; mais, après tout, il ne vous en coûtera pas plus de donner cette lettre qu’il ne m’en a coûté à moi d’avoir la hardiesse de vous l’envoyer.

Je suis si enterré dans mes déserts que je ne sais si vous êtes premier gentilhomme d’année en 1772. Si vous l’êtes, je vous demanderai votre protection pour ma colonie.

Croiriez-vous que le roi de Prusse a fait déjà deux chants d’un poëme épique[3], en vers français, sur l’assassinat du roi de Pologne ? Le roi de la Chine et lui sont les deux plus puissants poëtes que nous ayons.

J’ai commencé à établir entre Pétersbourg et ma colonie un assez gros commerce, et je n’attends qu’une réponse pour en établir un avec Pékin par terre ; cela paraît un rêve, mais cela n’en est pas moins vrai. Je suis sûr que, si j’étais plus jeune, je verrais le temps où l’on pourrait écrire de Paris à Pékin par la poste, et recevoir réponse au bout de sept ou huit mois. Le monde s’agrandit et se déniaise. Je demande surtout que quand mon crédit s’étend jusqu’à Archangel, M. le duc d’Aiguillon ait la bonté de me recommander à M. d’Ogny.

Je vous demande en grâce, monseigneur, d’exiger absolument de monsieur votre neveu ce petit mot de recommandation, sans quoi mes grandes entreprises seraient arrêtées, ma colonie

  1. Voyez tome XLIII, page 220. Voltaire se souciait assez médiocrement de la recommandation qu’il fait ici ; voyez lettre 8465.
  2. Elle manque.
  3. La Pologniade ; vovez tome VII, page 165.