Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8459
Madame, quoi ! votre âme partagée entre la Crimée, la Moldavie, la Valachie, la Pologne, la Bulgarie, occupée à rosser le grave Moustapha, et à faire occuper une douzaine d’îles dans l’Archipel par vos Argonautes, daigne s’abaisser jusqu’à être en peine si les horlogers de mon village ont reçu l’argent de leurs montres ? Vous êtes comme Tamerlan, qui, le jour de la bataille d’Ancyre, ne put s’endormir jusqu’à ce que son nain eût soupé.
J’ai mandé cependant à Votre Majesté impériale qu’ils avaient tous été très-bien payés, excepté trois ou quatre pauvres diables dont on avait oublié la facture. Ma lettre est du mois de novembre[1]. Je me flatte qu’elle n’a pas été interceptée par M. Pulawski. En tout cas il aura vu qu’une impératrice qui entre dans les plus petits détails comme dans les plus grands est une personne qui mérite quelques considérations et quelques ménagements.
Je me souviens même de vous avoir proposé dans une de mes lettres[2]un commerce de montres avec le roi de la Chine, ce qui serait plus convenable qu’un commerce de vers, tout grand poëte qu’il est.
Le roi de Prusse, qui a fait un poëme contre les confédérés, et qui fait assurément mieux des vers que tous les Chinois ensemble, peut lui envoyer ses écrits ; mais moi, je ne lui enverrai que des montres. J’avouerai même que, malgré la guerre, mon village a fait partir des caisses de montres pour Gonstantinople ; ainsi me voilà en correspondance à la fois avec les battants et les battus.
Je ne sais pas encore si Moustapha a acheté de nos montres : mais je sais qu’il n’a pas trouvé avec vous l’heure du berger, et que vous lui faites passer de très-mauvais quarts d’heure. On dit qu’il a fait pendre un évêque grec qui avait pris votre parti. Je vous recommande le mufti à la première occasion.
Permettez-moi de dire à Votre Majesté que vous êtes incompréhensible. À peine la mer Baltique a-t-elle englouti pour soixante mille écus de tableaux, que vous faisiez venir pour vous de la Hollande, que vous en faites venir de France pour quatre cent cinquante mille livres. Vous achetez encore mille raretés en Italie.
Mais, en conscience, où prenez-vous tout cet argent ? Est-ce que vous auriez pillé le trésor de Moustapha sans que les gazettes en eussent parlé ? Nos Français sont en pleine paix, et nous n’avons pas le sou. Dieu nous préserve de la guerre ! Il y a quatre ans qu’on recommande à nos charités les soldats et les officiers français pris par les troupes de l’empereur de Maroc. Il y a un an qu’une petite frégate du roi, établie sur le lac de Genève, à quatre pas de mon village, fut confisquée pour dettes dans un port de Savoie : je sauvai l’honneur de notre marine en rachetant la frégate ; le ministère ne me l’a point payée, si vous avez le courage de Tomyris, il faut que je vous soupçonne d’avoir les trésors de Crésus, supposé pourtant que Crésus fût aussi riche qu’on le dit, car je me défie toujours des exagérations de l’antiquité, à commencer par Salomon, qui possédait environ si milliards de roubles, et qui n’avait pas d’ouvriers chez lui pour bâtir son temple de bois.
Je n’ai pas répondu sur-le-champ aux deux dernières lettres dont Votre Majesté impériale m’a honoré, parce que les neiges dont je suis entouré me tuent. Voilà pourquoi je voulais m’établir sur quelque côte méridionale du Bosphore de Thrace ; mais VOUS n’avez pas voulu encore aller jusque là, et j’en suis bien fâché.
Je me mets à vos pieds ; permettez--moi de les baiser en toute humilité, et même vos mains, qu’on dit que vous avez les plus belles, du monde. C’est à Moustapha de venir les baiser avec autant d’humilité que moi.