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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8461

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8461. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
19 janvier.

Or, mes anges, voici le fait. Cette lettre sera pour vous et pour M. de Thibouville, puisqu’il a trouvé son jeune homme[1] ; et je suppose que ce jeune homme lira bien, et fera pleurer son monde.

Mon jeune homme à moi m’est venu trouver hier, et m’a dit ces propres paroles :

« À l’âge où je suis, j’ai grand besoin d’avoir des protections à la cour, comme par exemple auprès du secrétaire de monsieur le trésorier des Menus, ou auprès de messieurs les comédiens ordinaires du roi. On m’a dit que Sophonisbe n’étant qu’un réchauffé, et les Pélopides ayant été déjà traités, ces deux objets me procureraient difficilement la protection que je demande. « D’ailleurs des gens bien instruits m’ont assuré que, pour balancer le mérite éclatant de l’opéra-comique et de fax-hall[2], pour attirer l’attention des Welches, et pour forcer la délicatesse de la cour à quelque indulgence, il fallait un grand spectacle bien imposant et bien intéressant ; qu’il fallait surtout que ce spectacle fût nouveau ; et j’ai cru trouver ces conditions dans la pièce ci-jointe[3], que je soumets à vos lumières. Elle m’a coûté beaucoup de temps, car je l’ai commencée le 18 de décembre, et elle a été achevée le 12 de janvier.

« Il serait triste d’avoir perdu un temps si précieux. »

J’ai répondu au jeune candidat que je trouvais sa pièce fort extraordinaire, et qu’il n’y manquait que de donner bataille sur le théâtre ; que sans doute on en viendrait là quelque jour, et qu’alors on pourrait se flatter d’avoir égalé les Grecs.

« Mais, mon cher enfant, quel titre donnez-vous à votre tragédie ? — Aucun, monsieur. On ferait cent allusions, on tiendrait cent mauvais discours, et les Welches feraient tant que ma pièce ne serait point jouée ; alors je serais privé de la protection du secrétaire de monsieur le trésorier des Menus, et de celle de messieurs les comédiens ordinaires du roi ; et je serais obligé d’aller travailler aux feuilles de M. Fréron, pour me pousser dans le monde. »

J’ai eu pitié de ce pauvre enfant, et je vous envoie son œuvre, mes chers anges, si M. de Thibouville veut se trémousser et conduire cette intrigue, cela pourra l’amuser beaucoup, et vous aussi.

Il y a vraiment dans ce drame je ne sais quoi de singulier et de magnifique qui sent son ancienne Grèce ; et si les Welches ne s’amusent pas de ces spectacles grecs, ce n’est pas ma faute ; je les liens pour réprouvés à jamais. Pour moi, qui ne suis que Suisse, j’avoue que la pièce m’a fait passer une heure agréable dans mon lit, où je végète depuis longtemps.

Je vous remercie, mes chers anges, des ouvertures que vous me donnez avec tant de bonté pour établir un bureau d’adresse en faveur de mes montriers. Madame Lejeune[4] ne pourrait-elle pas être la correspondante ? on s’arrangerait avec elle.

il est arrivé de grands malheurs à notre colonie ; je m’y suis ruiné, mais je ne suis pas découragé. J’aurai toujours dans mon village le glorieux titre de fondateur. J’ai rassemblé des gueux ; il faudra que je finisse par leur fonder un hôpital.

Je me mets à l’ombre de vos ailes plus que jamais, mes divins anges.

Vous devez recevoir la drôlerie de mon jeune homme par M. Bacon, non pas le chancelier, mais le substitut du procureur général, lequel doit l’avoir reçue dûment cachetée de la main de monsieur le procureur général. Si ces curieux ont ouvert le paquet, je souhaite qu’ils aiment les vers, mais j’en doute.

  1. Pour lire la tragédie au comité du Théâtre-Français.
  2. Voyez tome VII. page 43.
  3. Les Lois de Minos
  4. Probablement celle dont il est parlé tome XLIV, page 556 ; et XLV, 186