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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8558

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Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 110-111).
8358. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 8 juin.

Mon héros daigne me mander qu’il va dans son royaume d’Aquitaine. Il y est donc déjà car mon héros est comme les dieux d’Homère, il va fort vite, et sûrement il est arrivé au moment que j’ai l’honneur de lui écrire. Il a d’autres affaires que celle des Lois de Minos : il est occupé de celles de Louis XV.

Je commence par lui jurer, s’il a un moment de loisir, qu’il n’y a pas un mot à changer dans tout ce que je lui ai écrit touchant la Crète ; et si M. d’Argental lui a donné une très-mauvaise défaite, ce n’est pas ma faute. Pourquoi mentir sur des bagatelles ? il ne faut mentir que quand il s’agit d’une couronne ou de sa maîtresse.

Je n’ai point de nouvelles de la Russie : vous pensez bien, monseigneur, qu’on ne m’écrit pas toutes les postes. Ce que je vous ai proposé est seulement d’une bonne âme : je ne cherche point du tout à me faire valoir. Il se pourrait même très-bien que l’on se piquât d’en agir noblement sans en être prié ; comme fit l’impératrice Anne à la belle équipée du cardinal de Fleury, qui avait envoyé quinze cents Français contre dix mille Russes, pour faire semblant de secourir l’autre roi Stanislas. Ma destinée est toujours d’être un peu enfoncé dans le Nord. Vous vous en apercevrez quand vous daignerez lire quelques endroits des Lois de Minos. Vous verrez bien que le roi de Crète, Teucer, est le roi de Pologne Stanislas-Auguste Poniatowski, et que le grand prêtre est l’évêque de Cracovie ; comme aussi vous pourrez prendre le temple de Gortine pour l’église de Notre-Dame de Czenstochova.

J’ai donc la hardiesse de vous envoyer cette facétie, à condition que vous ne la lirez que quand vous n’aurez absolument rien à faire. Vous savez bien qu’Horace, en envoyant des vers à Auguste, dit au porteur : Prends bien garde de ne les présenter que quand il sera de loisir et de bonne humeur.

Si mon héros est donc de belle humeur et de loisir, je lui dirai que Mme Arsène[1] et son charbonnier sont un sujet difficile à manier, et que celui qui en fera un joli opéra-comique sera bien habile[2].

Je prendrai encore la liberté de lui dire que, selon mon petit sens, il faudrait quelque chose d’héroïque mêlé à la plaisanterie. J’ai un sujet[3] qui, je crois, serait assez votre fait ; mais je ne sais rien de plus propre à une fête que la Pandore de La Borde. La musique m’a paru très-bonne. Vous me direz que je ne m’y connais point : cela peut fort bien être, mais je parierais qu’elle réussirait infiniment à la cour. Vous m’avouerez qu’il est beau à moi de songer aux plaisirs de ce pays-là.

Il faut, dans votre grande salle des spectacles à Versailles, des pièces à grand appareil ; les Lois de Minos peuvent avoir du moins ce mérite. Olympie aussi ferait, je crois, beaucoup d’effet ; mais vous manquez, dit-on, d’acteurs et d’actrices et de quoi ne manquez-vous pas ? le beau siècle ne reviendra plus. Il y aura toujours de l’esprit dans la nation ; il y aura du raisonné, et malheureusement beaucoup trop, et même du raisonné fort obscur et fort inintelligible ; mais, pour les grands talents, ils seront d’autant plus rares que la nature les a prodigués sous Louis XIV. Jouissez longtemps de la gloire d’être le dernier de ce siècle mémorable, et de soutenir l’honneur du nôtre. Vivez heureux, autant qu’on peut l’être en ce pauvre monde et en ce pauvre temps. Vos bontés ajoutent infiniment à la quiétude de ma douce retraite. Mon cœur y est toujours pénétré pour vous du plus tendre respect.

  1. Nom du principal personnage de la Bégueule.
  2. Voyez une note sur la lettre 8522.
  3. Il en reparle dans la lettre 8579.