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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8576

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Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 128-129).
8576. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
8 juillet.

Mon cher ange, je commence par vous demander si vous avez lu les Lettres de madame de Pompadour[1], c’est-à-dire les lettres qui ne sont pas d’elle, et dans lesquelles l’auteur cherche à copier le style de Mme de Sévigné. On les dévore et on les dévorera, jusqu’à ce qu’on soit bien convaincu que c’est un ouvrage supposé, et qu’on doit en faire le même cas que des Lettres de Ninon[2], de celles de la reine Christine[3], et des Mémoires de madame de Maintenon[4]. Des gens qui sont assez au fait prétendent que ce recueil est de cet honnête Vergy[5] qui vous a fait une si jolie tracasserie. Vous n’êtes point nommé dans ces lettres : M. le maréchal de Richelieu y est horriblement maltraité. Il est difficile de mettre un frein à ces infamies.

Il faut que vous sachiez qu’il arriva chez moi, ces jours passés, deux Piémontais qui me dirent avoir travaillé longtemps dans les bureaux de M. de Felino[6], et qui ont, disent-ils, été emprisonnés longtemps à son occasion ; ils prétendaient avoir été accusés d’avoir voulu empoisonner la duchesse de Parme. Je leur demandai ce qu’ils voulaient de moi, ils me répondirent qu’ils me priaient de les employer ; je leur dis que j’étais bien fâché, mais que je n’avais personne à empoisonner ; et le singulier de l’aventure, c’est qu’ils refusèrent de l’argent.

Disons à présent, je vous prie, un petit mot de la Crète. Bénis soient ceux qui me l’ont renvoyée ! elle était perdue si on l’avait donnée telle qu’elle était. Les mutilations lui feront du bien ; j’ajuste des bras et des jambes à la place de ceux qu’on a coupés. Je l’avais envoyée à M. le maréchal de Richelieu, avec quelques additions que vous n’aviez pas. Je ne comptais pas qu’elle pût lui plaire, elle a été plus heureuse que je ne croyais. Il voulait la faire jouer à Bordeaux, où il dit avoir une excellente troupe. Je l’ai conjuré de n’en rien faire. Je ne crois pas en faire jamais une pièce qui soit aussi touchante que Zaïre ; mais il se pourra faire qu’elle ait son petit mérite. Il ne faut pas que tous les enfants d’un même père se ressemblent ; la variété fait quelque plaisir. Je voudrais bien que l’amour jouât un grand rôle chez nos Crétois, mais c’est une chose impossible. Un amant qui ne soupçonne pas sa maîtresse, qui n’est point en fureur contre elle, qui ne la tue point, est un homme insipide ; mais il est beau de réussir sans amour chez des Français. Enfin nous verrons si vous serez content. J’espère du moins que le roi de Pologne le sera. Vous sentez bien que c’est pour lui que la pièce est faite. Je suis quelquefois honni dans ma patrie ; les étrangers me consolent. On a joué à Londres une traduction de Tancrède avec un très-grand succès. La pièce m’a paru fort bien écrite.

Je sors de Zaïre ; des comédiens de province m’ont fait fondre en larmes. Nous avions un Lusignan qui est fort au-dessus de Brizard[7], et un Orosmane qui a égalé Lekain en quelques endroits.

Une mademoiselle Camille, grande, bien faite, belle voix, l’air noble, le geste vrai, va se présenter pour les rôles de reine ; elle demande votre très-grande protection auprès de M. le duc de Duras. Je ne l’ai point vue ; on en dit beaucoup de bien ; vous en jugerez ; elle viendra vous faire sa cour à Paris. C’est assez, je crois, vous parler comédie ; le sujet est intéressant, mais il ne faut pas l’épuiser.

Je me mets à l’ombre des ailes de mes anges.

  1. Voyez une note sur la lettre 8573.
  2. Par Louis Damours ; voyez la note, tome XXIII, page 513.
  3. Par Lacombe ; voyez la note, tome XXIV, page 479.
  4. Par La Beaumelle ; voyez tome XIX, page 363 ; et XXIX, 258,
  5. Voyez la note, tome XLIII, page 158 ; et aussi VIII, 387.
  6. Voyez tome XV, page 101.
  7. L’acteur que vante ici Voltaire s’appelait Patrat ; voyez la lettre 8584 et la fin de la lettre à Richelieu du 4 juin 1773.