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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8634

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Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 177-178).
8634. — À MADAME NECKER.
Ferney, 27 septembre.

Madame, à propos de Mlle Camp[1], dont vous me faites l’honneur de me parler, peut-être ne serait-il pas impossible de mettre à profit l’attendrissement universel qu’elle a excité ; peut-être des hommes principaux ne s’éloigneraient-ils pas de proposer le renouvellement de l’arrêt du conseil du 15 septembre 1685, qui permet de se marier légalement devant le juge du lieu. Des personnes de la plus grande considération ont approuvé cette idée. Peut-être enfin seriez-vous plus capable que personne de la faire réussir. Je ne vois les choses qu’à travers des lunettes de cent lieues. Vous les voyez de près, et avec des yeux excellents, et qui sont aussi beaux que bons. Les miens sont bien vieux, et sont privés de la vue tous les hivers. Il me reste à peine des oreilles pour vous entendre. Voilà mon état ; jugez si je ne dois pas dire, comme le bonhomme Lusignan :


Mais à revoir Paris je ne dois plus prétendre.
Vous voyez qu’au tombeau je suis prêt à descendre[2].


Je vous demande pardon de citer de mes vers. Mais Lekain, qui les joue, et qui les fait trop valoir, me servira d’excuse. Je l’ai trouvé supérieur à lui-même. Ce n’est pas moi assurément qui ai fait mes tragédies, c’est lui. Nous avons, grâce à ses soins, une troupe à Châtelaine qui égale celle de Paris, et qui nous a fait sentir des choses dont on ne se doutait pas à Genève.

Hélas ! madame, que ferais-je à Paris ? L’abbé de Caveyrac y est cela ne suffit-il pas ? Il a fait un si beau panégyrique[3] de la révocation de l’édit de Nantes ! ! ! La Beaumelle y est aussi : ces grandshommes sont la gloire de la France. Il n’en faut pas trop ; la

multitude se nuirait. Je défriche des terrains qui étaient incultes depuis cette révocation si heureuse. Je bâtis des maisons ; j’établis des colonies et des manufactures ; je tâche d’être utile dans mon obscurité. Je me tiens trop récompensé, madame, par tout ce que vous avez la bonté de me dire, et par le petit secret que vous daignez me confier sur la statue. Je n’en abuserai pas ; mais comptez que je sens jusqu’au fond de mon cœur tout ce que je vous dois. Je vous assure que je suis très-fâché de mourir sans vous revoir. Mais je vous aime comme si j’avais le bonheur de vous voir tous les jours.

J’en dis autant à M. Necker. Conservez tous deux vos bontés pour le vieux malade de Ferney.

  1. Voyez tome XXVIII, page 553.
  2. Zaïre, acte II, scène iii.
  3. Voyez la note, tome XXIV, page 476.