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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8636

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Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 178-179).
8636. — À M. DE LA HARPE.
29 septembre.

Mon cher successeur, on a donc essayé sur mon image ce qu’on fera un jour pour votre personne ? La maison de Mlle Clairon[1] est donc devenue le temple de la Gloire ? c’est à elle de donner des lauriers, puisqu’elle en est toute couverte. Je ne pourrai pas la remercier dignement ; je suis un peu entouré de cyprès. On ne peut plus mal prendre son temps pour être malade.

M. Lekain est chez moi. Il a joué six de mes pièces, et l’auteur est actuellement dans son lit. Je vais pourtant me secouer, et écrire au grand prêtre[2] et à la grande prêtresse[3].


Je n’ai point lu Roméo[4]. On m’a mandé que cela était un peu bizarre mais j’attends les Barmicides[5], comme on attend du vin de Champagne dans un pays où l’on ne boit que du vin de Brie. Je vous avais envoyé les Cabales et les Systèmes[6], mais vous étiez à la campagne.

Je suis fâché, mon cher successeur, de mourir sans vous revoir. Nous avons actuellement M. de Florian, que vous connaissez ; il s’est remarié avec une jolie huguenote, et devient un habitant de Ferney, où nous lui bâtissons une jolie maison. Ce séjour est bien changé. Il est vrai que nous n’avons plus de théâtre, mais en récompense notre village est devenu une petite ville assez jolie, toute pleine de manufactures florissantes. C’est dommage que je m’y sois pris si tard ; et j’avoue encore qu’un souper avec vous chez Mlle Clairon vaut mieux que tout cela.

Vous avez donc changé d’habitation : je vous souhaite, quelque part que vous soyez, autant de bonheur que vous avez de talents. Mme Denis ne vous oublie point, mais elle n’écrit à personne. Sa paresse d’écrire est invincible, et par conséquent pardonnable. Elle est uniquement occupée de l’éducation de la fille de M. Dupuits, qui a de singuliers talents. M. de Boufflers ne dirait pas d’elle qu’elle tient plus d’une corneille que du grand Corneille.

Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur, et je me recommande au souvenir de Mme de La Harpe.

  1. Marmontel avait composé une Ode à la louange de Voltaire, qui donna à Mlle Clairon l’idée d’une petite fête. Un soir que, dans son salon, rue du Bac, des admirateurs du grand homme étaient réunis, un rideau se lève, et à côté du buste de Voltaire on voit Mlle Clairon vêtue en prêtresse d’Apollon, une couronne de laurier à la main. L’actrice, avec le ton de l’enthousiasme, récita l’ode de Marmontel, et déposa la couronne sur le buste de Voltaire. (B.)
  2. Marmontel ; voyez la lettre suivante.
  3. La lettre a Mlle Clairon manque ; mais on a douze vers de Voltaire à Mlle Clairon à cette occasion ; voyez tome X, dans les Poésies mêlées, la pièce commençant ainsi :

    Les talents, l’esprit, le génie, etc.

  4. Tragédie de Ducis ; voyez lettre 8619.
  5. Tragédie de La Harpe, qui ne fut jouée sur le Théâtre-Français que le 11 juillet 1778.
  6. Voyez ces deux satires dans le tome X.