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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8750

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Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 291-292).
8750. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU,
À Ferney, 1er février.

En voici bien d’une autre, monseigneur ; le tripot m’a joué d’un mauvais tour. Quelqu’un de ces messieurs a vendu une copie informe et détestable du Minos[1] que vous protégiez à un nommé Valade, fripon de libraire de la rue Saint-Jacques, qui la débite hardiment dans Paris, au mépris de toutes les lois de la Crète et de la France. Cette piraterie doit intéresser MM. d’Argental et de Thibouville, car j’ai trouvé dans la pièce beaucoup de vers de leur façon. Je les crois meilleurs que les miens ; mais enfin chacun a son style, et il n’y a point de peintre qui fût content qu’un autre travaillât à son tableau.

Quoi qu’il en soit, ce Valade me paraît méprisable, et le voleur qui lui a vendu la pièce très-punissable. Je n’ai pas l’honneur de connaître M. de Sartines, et je n’ai nulle protection auprès de lui. Je ne sais pas pourquoi l’impression ne dépend pas de messieurs les premiers gentilshommes de la chambre, puisque la représentation en dépend. Ce monde-ci est plein de contradictions et d’anicroches.

J’avais fondé sur Minos l’espérance de vous faire ma cour à Paris ; mon espérance est détruite : c’est la fable du pot au lait[2].

Il serait curieux de savoir quel est le seigneur crétois qui a fait l’infamie de vendre la pièce à un des pirates de la rue Saint-Jacques ; cela peut servir dans l’occasion ; et vous sauriez à quoi vous en tenir sur l’honnêteté des gens du tripot.

Je comptais vous dédier cette pièce, malgré tout le ridicule des dédicaces ; mais comment faire à présent ? Je suis déjoué de toutes les façons. Les Frérons et toute la canaille de la littérature vont me tomber sur le corps. N’importe ; je vous la dédierai encore, si vous me le permettez. Mais feriez-vous si mal d’écrire à M. de Sartines ? il donnerait certainement tous ses soins à découvrir le fripon.

On m’assure que les comédiens ne laisseront pas de donner la pièce au 1er de mars. Il n’y a autre chose à faire qu’à y travailler encore, pour dérouter les polissons.

Conservez toujours vos bontés pour votre ancien courtisan sifflé ou non sifflé, mais attaché à vous avec le plus profond et le plus tendre respect.

  1. Des Lois de Minos.
  2. La Fontaine, livre VII, fable x.