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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8769

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Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 307-308).
8769. — À M. LE MARECHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 12 février.

Je me meurs pour le présent, mon héros ; vous me direz que, quand je serai mort, il n’importe guère que Mlle Raucourt soit fâchée ou non contre moi je vous répondrai qu’il importe beaucoup à ma mémoire que je ne meure pas souillé de cet opprobre. De méchantes langues ont fait courir cette histoire scandaleuse dans Paris, et ont prétendu que c’était un tour cruel que vous aviez voulu faire à cette pauvre fille, dont tout le monde est idolâtre. Je crois que, dans l’ordre des petites choses, rien n’est plus essentiel que de faire parvenir à Mlle Raucourt la petite lettre[1] que je vous ai écrite sur son compte.

Vous aurez bientôt Patrat[2], dont je crois qu’il est très-aisé de faire un acteur excellent, et de le rendre utile dans tous les genres.

Il m’est arrivé un petit accident, c’est que je me meurs, au pied de la lettre. On m’a fait baigner au milieu de l’hiver pour ma strangurie. Votre exemple m’encourageait ; mais il n’appartient pas à tout le monde d’oser vous imiter : mes deux fuseaux de jambes sont devenus gros comme des tonneaux. J’ajouterais au bel état où je suis la sottise de mourir de douleur, si on jouait les Lois de Minos telles que des gens de beaucoup d’esprit et de mérite les ont faites. Je ne veux point me parer des plumes du paon : je suis un pauvre geai qui s’est toujours contenté de son plumage. Les vers de ces messieurs peuvent être fort beaux, mais ils ne sont pas de moi, je n’en veux point. Leurs beautés entièrement déplacées dépareraient trop l’ouvrage.

En un mot, je vous demande en grâce qu’on ne joue pas cette indigne rapsodie, vendue par un comédien au libraire Valade. Ce libraire a la bêtise de dire qu’il ne l’a imprimée que sur la copie de Genève et de Lausanne, et vous remarquerez qu’elle n’a paru encore ni à Lausanne ni à Genève ; mais ce brigandage est comme tout le reste. Dieu ait pitié de ma chère patrie, qui avait autrefois une si belle réputation dans l’Europe ! Tout est bien changé, et vous ne faites que rire de cette décadence. Riez de la mienne, mais pleurez de celle de votre patrie. Votre vieux courtisan se recommande très-tristement à vos bontés.

  1. Cette lettre manque.
  2. Voyez lettres 8719, 8774 et 8835.