Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8775

La bibliothèque libre.
8775. — À M. LE MARQUIS DE THIBOUVILLE.
À Ferney, 22 février.

Vous me prenez à votre avantage. Je suis dans les horreurs d’une maladie qui pourrait bien être la dernière. On se réconcilie à la mort avec ses ennemis, à plus forte raison avec ses amis. Je vous demande donc pardon très-sérieusement de vous avoir soupçonné d’avoir fait les vers à la Pellegrin qui ont déshonoré mon ouvrage. Il y en a un entre autres qui est d’un ridicule extrême ; c’est à la seconde scène du second acte :


Ah ! tu vois ce pontife ardent à m’outrager[1].


Il faut avouer que voilà un ah ! bien placé, et que cela fait un bon effet. Je répète que mes plus cruels ennemis n’auraient jamais pu me jouer un pareil tour.

Quant à celui qui a fait vendre sous main à Valade ce malheureux exemplaire, je sais qui c’est[2] ; vous le savez aussi, et je n’en parle pas.

Croyez-moi, jouissez des talents des acteurs, s’ils en ont, et renoncez au tripot.

Quant à la proposition de faire parler d’amour une sauvage dont l’amour n’est pas le sujet de la pièce, cette proposition est beaucoup plus déplacée que les compliments qu’on mettait dans la bouche de Datame, à la fin du cinquième acte. La fade galanterie n’a certainement rien à voir dans cette pièce. Elle était faite pour plaire au roi de Suède, au roi de Pologne, et au roi de Prusse ; elle était faite pour fournir des notes sur les sacrifices de sang humain, et sur toutes les horreurs religieuses ; mais n’en parlons plus, c’est trop bavarder pour un homme qui se meurt.

J’allais écrire à M. d’Argental ; mes maux, qui augmentent, m’en empêchent. Pardonnez-moi le crime de vous avoir soupçonné d’une vingtaine de vers détestables, et soyez sûr que, si je meurs, ce sera en vous aimant.

  1. Ce vers est le dernier de quatre vers ajoutés par Thibouville, et qui avaient
    été mis dans la bouche de Teucer avant


    Quel que soit son pouvoir, etc.,


    (voyez tome VII., page 197). Ce ne sont pas les seuls vers de l’édition Valade qui ne soient pas dans les variantes. (B.)

  2. Voltaire croyait alors le savoir ; voyez lettre 8767 : il ne le sut que plus tard.