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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8794

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Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 331-332).
8794. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
29 mars.

Savez-vous bien, madame, pourquoi j’ai été si longtemps sans vous écrire[1] ? c’est que j’ai été mort pendant près de trois mois, grâce à une complication de maladies qui me persécutent encore. Non-seulement j’ai été mort, mais j’ai eu des chagrins et des embarras ; ce qui est bien pire.

Puisque vous avez lu les Lois de Minos, il est juste que je vous envoie les notes qu’une bonne âme a mises à la fin de cette pièce. Je pourrais même vous dire que cette tragédie n’a été faite que pour amener ces notes, qui paraîtront peut-être trop hardies à quelques fanatiques, mais qui sont toutes d’une vérité incontestable. Faites-vous-les lire ; elles vous amuseront au moins autant qu’une feuille de Fréron.

Quelques personnes seront peut-être étonnées qu’on parle dans ces notes du chevalier de La Barre, et de ses exécrables assassins ; mais je tiens qu’il en faut parler cent fois, et faire détester, si l’on peut, la mémoire de ces monstres appelés juges, à la dernière postérité.

Je sais bien que l’intérêt personnel d’un très-grand nombre de familles, l’esprit de parti, la crainte des impôts et du pouvoir arbitraire, ont fait regretter dans Paris l’ancien parlement ; mais, pour moi, madame, j’avoue que je ne pouvais qu’avoir en horreur des bourgeois, tyrans de tous les citoyens, qui étaient à la fois ridicules et sanguinaires. Je me suis déclaré hautement contre eux, avant que leur insolence ait forcé le roi à nous défaire de cette cohue. Je regardais la vénalité des charges comme l’opprobre de la France, et j’ai béni le jour où nous avons été délivrés de cette infamie. Je n’ai pas cru assurément m’écarter de la reconnaissance que je dois et que je conserve à un bienfaiteur, en m’élevant contre des persécuteurs qui n’ont rien de commun avec lui. Je n’ai fait ma cour à personne ; je n’ai demandé aucune grâce à personne. La satisfaction de manifester mes sentiments et de dire la vérité m’a tenu lieu de tout. Un temps viendra où les haines et les factions seront éteintes, et alors la vérité restera seule.

Il y a quelque chose d’aussi sacré pour moi que cette vérité, c’est l’ancienne amitié. Je compte sur la vôtre en vous répondant de la mienne ; c’est ce qui fait ma consolation dans mes neiges et dans mes souffrances. Ma gaieté n’est pas revenue ; mais elle reviendra avec les beaux jours, si mes maladies diminuent. Si je n’ai plus de gaieté, j’aurai du moins de la résignation et de la fermeté, un profond mépris pour toute superstition, et un attachement inviolable pour vous.

  1. La dernière lettre est du 4 novembre 1772 ; voyez No 8670.