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Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8810

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Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 345-346).
8810. — À M. D’ALEMBERT.
11 avril.

J’ai bien des choses à vous dire, mon cher et vrai philosophe. Je commencerai par les deux puissances. Figurez-vous que les évêques russes ne les connaissent pas, et qu’ils regardent cette opinion comme la plus grande des hérésies, tandis que chez vous autres la couronne elle-même reconnaît les deux puissances. À l’égard de la puissance de Catherine, je crois qu’elle boude Bertrand et Raton, car elle ne répond ni à l’un ni à l’autre sur la belle proposition qu’on lui avait faite d’exercer sa puissance bienfaisante. Il faut qu’elle nous ait pris tous deux pour deux Welches.

Je viens à votre grand grief. Vous ne connaissez pas ma situation. Vous ne savez pas que de bonnes âmes, dans le goût de Clément et de Savatier, ont fait imprimer sous mon nom deux gros diables de volumes[1] farcis de toutes les impiétés et de toutes les horreurs possibles ; que la chose peut aller très-loin, et qu’à mon âge il est dur d’être obligé de se justifier. Les scélérats ont mêlé leurs propres ordures à des choses indifférentes, qui sont en effet de moi ; et, par ce mélange assez adroit, ils font croire que tout m’appartient. Cette nouvelle façon de nuire est mise à la mode depuis quelques années par la canaille de la littérature. C’est un brigandage affreux, c’est le comble de l’opprobre. Ces malheureux-là trouvent de la protection ; il faut bien que j’en cherche aussi. Nommez-moi quelque autre[2] qui puisse me défendre auprès du roi dans de pareilles circonstances ; et si je veux faire représenter les Lois de Minos, à qui m’adresserai-je ? Je me flatte que quand vous aurez bien pesé les termes, vous serez content.

Il est bien plus difficile que vous ne le pensez de faire venir aujourd’hui par la poste des livres reliés. J’ai grand’peur que mon premier paquet ne soit actuellement entre les mains du syndic des libraires et de quelque exempt. On ne peut plus ouvrir son cœur à ses amis qu’en tremblant. Les consolations de l’absence nous sont ôtées : on empoisonne tout ; mais, malgré cette triste situation, je vois qu’on est beaucoup plus malheureux en Pologne que chez vous. Pour moi, tout ce que je demande, c’est qu’on me laisse finir ma pauvre carrière sur les bords de mon lac, au pied du mont Jura. Ma véritable affliction est d’être loin de vous. Je vous embrasse bien tendrement, mon cher ami ; ma santé est encore bien chancelante.

  1. Ceux dont il a parlé page 338.
  2. Que le duc de Richelieu.