Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8874
Vous aurez incessamment, mon cher ange, une nouvelle édition de la Sophonisbe de Mairet ; et si Cramer n’était pas un paresseux trop occupé de son plaisir, je vous l’enverrais dès aujourd’hui ; mais il faudra que j’attende encore plus de quinze jours, et peut-être un mois. Mairet est revenu exprès de l’autre monde pour profiter d’une critique très-judicieuse et très-fine de M. le maréchal de Richelieu. Il a de bien beaux éclairs quand la rapidité des affaires et des plaisirs lui laisse des moments pour tirer en volant aux choses de littérature et de goût, et pour daigner s’en occuper une minute. Mairet a refait plus de cent vers dans cette pièce, qui est la première en date du théâtre français. Il faut qu’il ait l’honneur de rappeler ce Lazare de son tombeau ; cela est digne du petit-neveu du cardinal de Richelieu le tout, s’il vous plaît, sans préjudice de la Crète.
Vous avez bien raison sur Lally et sur La Barre. Vous verrez incessamment un ouvrage concernant l’Inde et ce Lally[1]. Je le crois curieux, intéressant, hardi et sage, surtout très-vrai dans tous ses points ; vous en jugerez. Il est très-certain qu’un mort n’est bon à rien ; que le chevalier de La Barre serait devenu un des meilleurs officiers de France, puisqu’il s’appliquait à son métier, au milieu des dissipations et des débauches de la jeunesse. Son camarade, le fils du président d’Étallonde, est un des meilleurs officiers qu’ait le roi de Prusse ; il en est extrêmement content, car il connaît jusqu’au dernier capitaine de ses armées.
Vous m’offrez vos bons offices, mon cher ange, pour ma colonie en voici une belle occasion. Un marquis génois, nommé Vial ou Viale, s’est adressé à un de nos comptoirs, et malheureusement au plus pauvre ; il lui a commandé des montres et des bijoux pour la cour de Maroc. Je me défiais beaucoup des Maroquains et des marquis. Le noble Génois Viale n’en a pas usé noblement il a fait une banqueroute complète, et n’a pas daigné seulement répondre aux lettres que mes artistes lui ont écrites. Cette triste aventure retombe entièrement sur moi, et elle n’est pas la seule. Je ne suis point marquis, mais j’ai bâti des maisons pour toutes mes fabriques, et je leur ai avancé des sommes considérables, sans être secouru d’un denier par le ministère. J’ai vaincu cent obstacles, j’ai tout fait, j’ai tout combattu, et je combats encore. Vous connaissez monsieur l’envoyé de Gênes, il est votre ami. Les artistes auxquels le marquis a fait banqueroute s’appellent Servand et Boursault : ce sont deux très-honnêtes gens, ils sont pères de famille, ils méritent votre protection.
J’ai écrit à M. Boyer[2], ministre du roi à Gênes. Je n’ose fatiguer M. le duc d’Aiguillon de cette affaire particulière ; il est assez occupé de celles du Nord ; mais je voudrais savoir quel est le premier commis qui a la correspondance de Gênes ; je lui demanderais une recommandation auprès de M. Boyer, et je lui enverrais un mémoire détaillé sur cette banqueroute, qui est certainement frauduleuse.
Je vous jure que la santé de Mme d’Argental m’intéresse plus que cette banqueroute : cela est tout simple ; la santé est préférable à des montres et à des diamants. Je mourrai bientôt ; mais je travaille jusqu’au dernier moment ; je fais des vers et de la prose, bien ou mal ; je bâtis une espèce de ville florissante, où il n’y avait qu’un hameau abominable ; je sème du blé dans des terres qui n’avaient point été cultivées depuis la création ; je fais travailler trois cents artistes ; je suis persécuté et honni ; je vous aime très-tendrement : voilà un compte exact de mon existence.