Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 9007
Je commence par vous assurer, monsieur, que le mot de flétrissure dont vous vous servez en parlant de cette malheureuse affaire ne convient qu’à vos exécrables juges : ce sont eux qui seront flétris jusqu’à la dernière postérité, et c’est ainsi que pensent tous les honnêtes gens du royaume.
J’ai pris la liberté d’écrire plus d’une fois à votre sujet au monarque que vous servez. Il m’a répondu avec bonté qu’il aurait soin de votre avancement. Je suis d’ailleurs convaincu que, si le diocèse d’Amiens était en sa puissance, ce que vous demandez si justement serait bientôt fait.
J’ignore si, dans l’état présent des affaires de l’Europe, il serait convenable de demander la protection du roi de Prusse auprès du roi de France pour un de ses officiers né Français. J’ignore même si votre démarche ne pourrait pas faire craindre que vous quittassiez le service d’un prince auquel vous avez consacré toute votre vie, et que vous n’abandonnerez jamais.
De plus, si M. le marquis de Pons, envoyé extraordinaire auprès de Sa Majesté le roi de Prusse, était chargé de votre affaire, il s’adresserait nécessairement au ministre des affaires étrangères, et c’est au chancelier qu’il faut s’adresser. C’est le chancelier qui scelle et qui délivre les lettres de grâce, ou d’abolition, ou de rémission, ou de réhabilitation.
Le point principal est de vous rendre capable de succéder, et de jouir en France de tous vos droits de citoyen, quoique vous serviez un autre monarque. Toutes ces considérations exigeront probablement que soyez en France pendant le temps qu’on sollicitera la justice qui vous est due.
Il s’agirait donc, pour y parvenir, de venir en France pendant quelques mois. Je supplierais Sa Majesté le roi de Prusse de vous accorder un congé d’un an ; et, s’il m’accordait cette grâce, ma petite retraite de Ferney serait à votre service. Elle est à une lieue de Genève, de la Suisse, et de la Savoie. Vous y seriez en sûreté comme à Vesel.
Vous y trouveriez au printemps un ancien capitaine de cavalerie[1] qui était auprès d’Abbeville dans le temps de cette funeste aventure, et qui regarde vos juges avec la même exécration qu’il manifesta alors publiquement. Ma petite terre malheureusement n’est pas un pays de chasse ; vous n’y trouveriez d’autre amusement que celui d’un peu de société les soirs, et une petite bibliothèque, si vous aimez la lecture.
Pendant votre séjour dans ce petit coin de terre, nous verrions à loisir quels moyens les plus prompts il faudrait prendre. Monsieur le chancelier m’honore d’une extrême bonté. J’ai un neveu[2] conseiller de grand’chambre au parlement de Paris, qui a beaucoup de crédit dans son corps, et qui pense en honnête homme. Nous vous servirions de notre mieux ; et, s’il était nécessaire d’implorer la protection du roi de Prusse, et de demander ses bons offices auprès de la cour de France, j’y serais d’autant plus autorisé que, n’étant absent que par congé, vous seriez toujours à son service.
Mon age et mes maladies ne m’empêcheraient pas d’agir avec vivacité. J’y mettrai plus de chaleur que la vieillesse n’a de glace. En un mot, monsieur, vous pouvez disposer entièrement de votre très-humble, etc.