Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/10

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 111-116).
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X

On doit savoir gré à un auteur qui consacre ses talents à nous donner des leçons pour perfectionner les arts utiles, lors même que ses réflexions, solides d’ailleurs, manqueraient des agréments nécessaires pour les faire mieux goûter. Il n’en est pas de même d’un auteur qui, traitant d’un art seulement aimable et moins fait pour notre utilité que pour servir nos plaisirs, nous ennuierait par des réflexions languissantes, par des digressions inutiles, par un style diffus et insipide. L’indulgence est pour l’un et le mépris pour l’autre. Chaque matière a son genre particulier qui doit guider celui qui entreprend de l’approfondir. Si tous ceux qui se mêlent d’écrire consultaient sincèrement leurs forces, nous ne verrions pas un déluge si considérable de mauvais livres. Il me semble qu’on doit faire choix, avant que d’écrire, d’une matière comme d’une maîtresse : qu’on me pardonne la comparaison. L’une commande a notre esprit et l’autre à notre cœur. Celle-ci veut qu’on soit tout entier à elle, celle-là n’en exige pas moins. Un auteur jaloux de sa réputation ne néglige rien pour plaire au public ; que ne fait-on pas pour plaire à sa maîtresse ! Il n’y a point de matière si difficile à traiter dont le génie ne vienne à bout ; c’est une maîtresse trop fière qu’on force enfin à se rendre. Il est d’imbéciles écrivains qui entreprennent un sujet parce qu’ailleurs il a paru riant, semblables en cela à ces sots petits-maîtres qui s’attachent au char d’une femme seulement parce qu’elle les a regardés une fois avec un sourire dont ils n’ont pas compris la malice.

M. Rémond de Sainte-Albine n’a pas à craindre de pareils reproches au sujet du Comédien[1] qu’il vient de donner au public ; ouvrage qui doit également intéresser l’acteur et le spectateur, puisque le premier y trouve des préceptes pour se former, se perfectionner même dans son art, et le second pour juger de l’art même. C’est un sujet vierge, sur lequel il est étonnant que personne ne se soit jamais exercé. Peut-être la difficulté de réussir a-t-elle seule occasionné un silence qui dure depuis la naissance du théâtre. En effet, comment se flatter de réduire à des règles certaines et de soumettre au raisonnement ce qui n’est que du ressort du sentiment ? Comment créer un système, suivre une théorie raisonnable sur un art qui dépend uniquement du goût, et sur lequel on pense si diversement ? M. Rémond n’a point été étonné de l’obstacle, quoiqu’il l’ait senti. On peut dire qu’il l’a vaincu. Son ouvrage n’a pas seulement le mérite de la nouveauté, il est encore ingénieux et solide. Peut-être trouvera-t-il des critiques, car il n’est pas exempt de fautes, mais, du moins, ne pourra-t-on pas refuser à M. Rémond une connaissance parfaite de l’art du théâtre ; une étude singulière, réfléchie, profonde ; un sentiment fin, délicat, judicieux, qui, s’il n’est pas toujours conforme à la vérité, en a du moins assez les apparences pour donner de la peine à ceux qui le voudraient combattre. C’est avoir un grand avantage, surtout dans une matière où tout le monde prétend être juge. On peut encore louer l’auteur d’avoir pu éviter l’écueil du préjugé et de la partialité dans un ouvrage où il ne pouvait pas se dispenser de parler des comédiens actuellement vivants. Il les loue sans fadeur et les blâme sans malignité. La première partie de l’ouvrage est consacrée aux qualités extérieures du comédien ; la seconde traite des talents naturels, du jeu, des grâces, de la variété, des finesses, en un mot de tout ce qui doit contribuer à l’illusion, soit dans le comique, soit dans le tragique ; cette partie est infiniment supérieure à l’autre. Vous trouverez cet ouvrage monotone, inégal et froid. On le loue d’être bien fondu ; je crois que cette symétrie, que nous prétendons avoir par-dessus tous les autres peuples, peut devenir un défaut, et l’est réellement dans l’ouvrage dont je parle. Les Anglais, pour se moquer des liaisons trop marquées dans nos écrits, disent que nous sommes des enfants qu’il faut toujours mener par la main.

M. Rémond est l’auteur de la gazette de France ; c’est un homme fort suffisant, et qui va dans les sociétés pour y juger, comme les autres s’y rendent pour plaire. Il parle avec une lenteur qui le rendrait insupportable à des gens moins vifs que les Français. M. de Maurepas dit de lui que, quand il a commencé une phrase aux Tuileries, il est au Pont-Neuf avant que de l’avoir finie. Ce sont deux lieux éloignés d’environ trois cents pas l’un de l’autre. Quelqu’un disait à Maupertuis que Rémond disait les choses aussi bien qu’on peut les dire après y avoir rêvé un quart d’heure : « Il est vrai, repartit Maupertuis, mais il est plus d’un quart d’heure à les dire. »

— L’Essai sur l’étude des belles-lettres, que l’abbé Mallet vient de publier[2], a pour but d’inspirer aux jeunes gens du goût pour les belles-lettres et de leur tracer un plan d’étude pour leur procurer le moyen de développer leur génie et leurs talents, trop communément négligés par leur faute ou par celle de leurs instructeurs. Il établit un ordre de lecture, et fait connaître quels sont les meilleurs écrivains à consulter sur chaque matière. Cet ouvrage est sensé, mais il n’est que cela, et cela ne suffit pas en France, où l’on veut du léger, du neuf, du singulier et même de l’extravagant. Quelqu’un m’a dit que les Français sont si curieux du bel esprit, que si Fontenelle ou Voltaire apprenaient à danser sur la corde, tous les Français le voudraient apprendre aussi.

— Les Lettres infernales[3] sont une mauvaise brochure, qui ne fait pas plus de fortune sous ce titre que sous un autre, sous lequel elle avait paru il y a quelques années. L’auteur se sert d’une pincette comme d’une baguette enchantée, continuellement occupé à relever un tison qui roule sans cesse, et dont l’agitation lui donne lieu de débiter une froide et impertinente philosophie, si j’ose ainsi profaner ce respectable nom, et de faire des portraits, qui, au défaut de la ressemblance, joignent encore celui d’être peints par un pinceau malhabile et grossier.

— La plus grande affaire qui puisse occuper les Français partage aujourd’hui tout Paris : il s’agit de juger un nouvel acteur de la Comédie-Française, appelé Ribou. Il a la figure agréable, le son de voix gracieux, un jeu plein de naturel et de dignité ; on dirait que c’est un seigneur qui joue pour son plaisir. Mais sa voix n’a pas assez d’étendue, et le touchant et le pathétique lui manquent absolument. Il a environ trente ans et joue les premiers rôles.

— Il y a quelques années que M. de Maupertuis, celui qui est à Berlin, publia un ouvrage intitulé Nègre blanc, et depuis Vénus physique[4]. C’est un exposé de tous les systèmes qu’on a imaginés jusqu’ici sur la génération. Le morceau est écrit clairement, fortement, vivement, élégamment ; il est de main de maître, et nos dames ont quitté leurs romans pour le lire.

Maupertuis est le premier géomètre qui, après Fontenelle, ait été bel esprit. Il souhaita d’être admis chez Mme  de Lambert, qui assemblait chez elle des gens de lettres. Fontenelle, en le présentant, dit : « J’ai l’honneur de vous présenter M. de Maupertuis, qui est un grand géomètre et qui pourtant n’est pas un sot. » Maupertuis fut extrêmement flatté de ce compliment. Vous savez que Scaliger a fait un gros livre pour prouver qu’un homme d’esprit ne pouvait pas être géomètre. Maupertuis est un homme singulier et qui a des propos aussi singuliers que son maintien et sa figure. L’abbé de Vatry, l’entendant déraisonner un jour plus qu’à l’ordinaire, lui dit : « Je croyais que pour être géomètre il fallait une tête de bœuf, mais je vois bien qu’une tête de linotte suffit. »

Un homme de collège, nommé l’abbé Basset, critiqua la Vénus physique par un ouvrage intitulé Anti-Vénus physique[5]. Cette critique n’est pas sans mérite ; il y a assez d’esprit, mais peu de jugement. Le style est fort bigarré, tantôt bon et tantôt mauvais. Les plaisanteries sont souvent ingénieuses, mais communément basses. On pourrait faire quelque chose de très-agréable de cette brochure en la réduisant au quart de ce qu’elle est.

Il vient de paraître une autre espèce de critique de l’ouvrage de Maupertuis sous ce titre l’Art de faire des garçons[6]. C’est un de ces livres infortunés qui sont enfantés par le libertinage, répandus dans le public par l’intérêt, dévorés par la curiosité, applaudis par la corruption. Il faut que l’auteur ait bien compté sur la corruption de ses lecteurs et sur leur amour pour les nouveautés, pour leur avoir présenté un titre aussi singulier qu’indécent. Ce n’est pas que ce titre soit propre à son ouvrage, puisque, dans les deux parties qui le composent, il n’y a qu’un seul chapitre qui y ait un rapport intime. Le reste, et ce reste est presque tout l’ouvrage, n’y est qu’accessoire. L’auteur, voulant couvrir la stérilité de son, sujet et peut-être plus encore celle de son esprit, remanie tous ces vieux systèmes que l’esprit humain, fécond en conjectures, a hasardés sur les voies mystérieuses de la génération. Comme ce fond est triste et sombre par lui-même, il y a semé, pour l’égayer, grand nombre de traits, qu’il a trouvés sans doute plaisants et galants. Mais ses plaisanteries sont maussades, ridicules et impertinentes ; ses galanteries sont fades, insipides et rebutantes. Il semble que la nature n’ait donné jusqu’ici qu’au seul Fontenelle le talent aimable de faire naître les roses de l’amour parmi les ronces et les épines de la physique. Encore bien des gens le lui ont reproché, fondés sur ce principe que la physique est assez belle de ses seuls attraits sans emprunter des agréments de l’esprit ; qu’elle est une prude trop austère pour badiner décemment avec les folâtres amours. Si la galanterie du charmant auteur des Mondes, qu’il a puisée dans un grand fonds de sentiments fins et délicats, qu’il a formée pour l’usage d’un monde choisi et poli, où il a toujours vécu, et qu’il a perfectionnée par le tour heureux de son brillant génie, dégénère quelquefois en fadeur, que penserons-nous d’une galanterie née dans la poussière des écoles ? Le chapitre où l’auteur prétend expliquer la cause du plaisir trahit et décèle les sentiments de son âme. On y voit un homme dont le cœur est tout pétri de tendresse, l’imagination nourrie de molles rêveries, et les sens pliés à l’habitude de la volupté. Ce sera sans doute par un principe de conscience que cet homme, galamment obscène, car il moralise quelquefois, aura peint la volupté toute nue, sans la voiler d’une simple gaze, qui l’aurait rendue plus piquante, et par là plus dangereuse. Ce sera aussi par le même principe qu’il n’aura pas enveloppé sous le voile transparent des équivoques les obscénités dont il a souillé une partie de son ouvrage. On ne peut nier qu’il n’y ait des traits d’esprit et des lueurs d’imagination. Dans la première partie et la moitié de la seconde, l’imagination y est assez soumise à l’empire de la raison ; il serait à souhaiter que les plaisanteries et les galanteries qu’il y prodigue jusqu’à la satiété le fussent de même. Mais dans la suite l’amant passionné prend insensiblement le dessus sur le froid physicien, les saillies de l’imagination sur le flegme de la raison. Emporté loin de lui-même, il s’échauffe par son objet, s’égare, devient libertin, et ne se contient plus dans les bornes austères que prescrit la timide pudeur.

  1. Le Comédien, ouvrage divisé en deux parties. Paris, 1747, in-8. Nouvelle édition, 1748, in-8. Réimprimé en 1825, à la suite des Mémoires de Molé.
  2. Paris, 1747, in-12.
  3. Nous n’avons pu retrouver le titre exact du livre et le nom de l’auteur dont parle Raynal.
  4. Dissertation sur le Nègre blanc, 1717, in-8. Vénus physique, 1745 et 1777, in-12.
  5. Anti-Vénus physique, ou Critique de la Dissertation sur l’origine de l’homme et des animaux. Paris, 1746, 2 vol. in-12. (Par G. Basset des Rosiers, professeur de philosophie au collège d’Harcourt.)
  6. Par Coltelli, connu sous le nom de Procope Couteau. Montpellier, 1748, 2 vol. in-12. Ouvrage fréquemment réimprimé.