Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/9

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 106-111).
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IX

C’est à Lulli et à Quinault que l’opéra doit ses plus beaux jours, et les véritables amateurs de la musique naturelle et de la poésie lyrique regrettent encore aujourd’hui ces deux grands hommes. Jean-Baptiste Lulli, né à Florence, vint en France à l’âge de douze ans ; il y fut amené par M. de Guise, que Mademoiselle avait prié de lui choisir un petit Italien qui put l’amuser. Quand cette princesse l’eut vu, elle ne le trouva pas à son gré, et elle le relégua dans sa cuisine. Lulli, qui avait appris autrefois un peu de musique, y trouva par hasard un violon et s’en amusa. Le comte de Nogent, un jour, l’entendit, lui trouva du talent et de la main, et en informa la princesse qui lui donna un maître pour le perfectionner. Dans ces circonstances, Mademoiselle lâcha un pet qui fit grand bruit et qui occasionna les vers suivants :


Mon cœur, outré de déplaisirs,
Était si gonflé de soupirs,
Voyant votre cœur si farouche,
Que l’un d’eux, se voyant réduit
À ne pas sortir par la bouche,
Sortit par un autre conduit.

Lulli eut l’imprudence de faire un air sur ces paroles. La chose devint publique, et le musicien fut congédié. Ses talents lui donnèrent bientôt une grande ; célébrité ; il fut choisi pour diriger la musique du roi. Dès ce jour-là il négligea si fort son violon qu’il n’en avait pas même chez lui. Il n’y eut que le maréchal de Grammont qui trouva le secret de lui en faire jouer quelquefois, par le moyen d’un domestique qui en jouait mal en présence de Lulli. Aussitôt celui-ci lui arrachait le violon des mains, il s’échauffait et ne le quittait qu’à regret. En 1666, Lulli se blessa au petit doigt de pied, en battant la mesure avec sa canne. Cette blessure devint si considérable que son médecin lui conseilla de se faire couper le doigt. Malheureusement, on retarda l’opération, et le mal gagna insensiblement la jambe. Son confesseur, qui le vit en danger, lui dit qu’à moins qu’il ne jetât au feu ce qu’il avait noté de son opéra nouveau, pour montrer qu’il se repentait de tous ses opéras passés, il n’y avait point d’absolution à espérer ; il le fit. Le confesseur s’étant retiré, le duc de Vendôme vint le voir et lui dit : « Quoi ! tu as jeté au feu ton opéra ? Que tu es fou d’en croire un janséniste qui rêvait ! — Paix, monseigneur, paix, lui répondit Lulli à l’oreille, je savais bien ce que je faisais, j’en avais une seconde copie. » Par malheur, cette plaisanterie fut suivie d’une rechute qui l’emporta. Ce musicien conserva son humeur enjouée jusqu’à la fin. Étant à l’extrémité, et le chevalier de Lorraine l’étant venu voir et lui marquant la tendre amitié qu’il avait pour lui, Mme Lulli lui dit : « Oui, vraiment, monsieur, vous êtes fort de ses amis ; c’est vous qui l’avez enivré le dernier, et qui êtes cause de sa mort. » Lulli prit aussitôt la parole : « Tais-toi, lui dit-il, ma chère femme, tais-toi ; monsieur le chevalier m’a enivré le dernier, et, si j’en réchappe, ce sera lui qui m’enivrera le premier. » Ce musicien a laissé à ses héritiers 630,000 livres tout en or ; trait singulier et qui doit passer à la postérité. Il a acquis tous ses biens dans sa profession. Il s’en occupait entièrement. Il formait lui-même ses acteurs et ses actrices. Son oreille était si fine que d’un bout du théâtre à l’autre il entendait un violon qui jouait faux. Alors il brisait l’instrument sur le dos du musicien ; la répétition faite, il l’appelait, lui payait son instrument plus qu’il ne valait, et l’emmenait dîner avec lui. Il était si passionné de sa musique que, de son aveu, il aurait tué un homme qui lui aurait dit qu’elle était mauvaise. Il fit jouer pour lui seul un de ses opéras que le public n’avait pas goûté. Cette singularité fut racontée au roi qui jugea que, puisque Lulli trouvait son opéra bon, il l’était. Il le fit exécuter, la cour et la ville changèrent de sentiment. Cet opéra était Armide.

— Il paraît depuis trois jours une maussade brochure intitulée les Mœurs de Paris par M. La Peyre. On doit savoir gré à cet auteur d’avoir mis son nom à la tête de l’ouvrage, puisque par là il nous met en garde contre toutes les productions qui paraîtront désormais sous un tel auspice. Ce barbouilleur de papier peint les mœurs sans les connaître, peint les personnes sans les avoir vues, juge des choses sans en avoir la première idée. Tout ce qu’il débite est un contre-sens perpétuel. Où il a mieux réussi sans le savoir, c’est qu’il a fait son portrait au public en lui donnant un pareil ouvrage ; il porte à la fois l’empreinte de l’ignorance et du galimatias.

— L’Académie des inscriptions et belles-lettres fit sa rentrée le 14 de ce mois. M. Fréret, qui en est le secrétaire, y lut l’éloge de deux académiciens fort obscurs, MM. Burette et de Valois. Le premier était un savant et le second un antiquaire ; ni l’un ni l’autre n’eurent guère d’esprit. Leur panégyriste est peut-être l’homme de l’Europe qui est le plus profondément instruit, mais il a beaucoup de rudesse dans les manières, une aigreur infinie dans le cœur et point de grâce dans l’esprit. On continua la séance par une dissertation du duc de Nivernois, sur l’indépendance des premiers rois de France, qu’il prétend ne tenir leur puissance que de Dieu et de leur épée. Quelques auteurs, même Français, ont avancé que les rois des Francs tenaient leur puissance des Romains, parce que Théodebert ne régna qu’en vertu de la cession qui lui fut faite par Justinien. M. de Nivernois prouve au contraire qu’avant Théodebert il y avait des rois qui avaient signé avec la même autorité que lui, sans l’attache des Romains. Ce seigneur a fortifié son sentiment par la conduite que Clovis a tenue avec les Romains. Il était si peu dépendant d’eux que, sans s’occuper des projets de l’Empire, sans avoir jamais eu besoin de son agrément ou de son approbation, et sans craindre de se le rendre contraire, il a déclaré la guerre aux alliés mêmes du peuple romain. Il combattit Siagrius, lieutenant de l’empire, et le défit. Siagrius se sauva chez Alaric, roi des Goths. Clovis veut qu’Alaric lui livre Siagrius. Alaric n’ose lui refuser, et Clovis le fait mourir quand il s’en voit le maître, sans aucune réclamation de la part du peuple romain ; action que Clovis n’aurait pas hasardée s’il eût dépendu de l’empire. En un mot, on voit que les Gaulois étaient assujettis au service militaire et pécuniaire. L’auteur tire une autre preuve de la guerre que Clovis fit à Gombault, allié des Romains, et des différentes guerres qu’il eut à soutenir contre les différents souverains de l’Occident. L’empereur d’Orient ne se mêla point de ces querelles, ce qu’il n’aurait pas manqué de faire s’il eût eu quelque autorité. Enfin M. de Nivernois combat encore le sentiment des auteurs qui veulent que Clovis ait dépendu de l’Empire parce qu’il accepta les ornements consulaires qu’on lui envoya. Il est prouvé que ce prince ne les accepta qu’après vingt-neuf ans de règne, et parce qu’il était avantageux d’être allié des Romains. Le temps ne me permit pas d’achever la lecture de cette dissertation, qui me parut bien écrite, exempte également de sécheresse et d’affectation. L’auteur est un jeune seigneur qu’une santé délicate a arraché aux travaux militaires et qu’un goût décidé tourne aux négociations. En attendant qu’il puisse aller en ambassade, il se livre aux muses. Il joint à une imagination vive et féconde une solidité et une justesse de raisonnement peu communes. Il a toute la politesse d’un courtisan et toute la franchise et la probité d’un honnête homme. Maître dans l’art aimable et charmant des Horace et des Tibulle, il prend quelquefois la lyre ; également propre à traiter les matières légères et badines et à discuter et approfondir les matières les plus sérieuses, tout ce qu’il dit ou écrit est frappé au coin de l’agrément et de l’utilité. Mécène et Virgile à la fois, il éclaire les gens de lettres par ses ouvrages et les sert de son crédit. Ingénieux et profond, délicat et solide, voilà son esprit ; sincère et généreux, modeste et plein d’une candeur trop naturelle pour craindre que la cour l’altère jamais, aimant le bien et le faisant, voilà son cœur. Un tel homme doit être bien singulier dans une cour aussi frivole et aussi corrompue que la nôtre.

— L’Académie des sciences s’assembla le 15. Le secrétaire de cette Académie, M. de Fouchy, y lut l’éloge qu’il a fait de M. La Peyronnie, le plus grand de nos chirurgiens. Cet ouvrage fut long, peu piquant, rempli de détails inutiles. Cet homme célèbre et véritablement illustre dans son art méritait un meilleur panégyriste. Un trait vous peindra cet artiste. Il fut appelé en Lorraine pour traiter le père du grand-duc d’aujourd’hui. Le succès de l’opération fut complet et la ville de Nancy, pour témoigner sa joie, présenta une bourse de jetons d’or au chirurgien. La Peyronnie refusa ce présent, il ne voulut recevoir que des jetons d’argent. Un homme si généreux a fait de sa fortune l’usage d’un bon citoyen ; il a laissé aux écoles de chirurgie de Paris et de Montpellier cinq ou six cent mille livres, qu’il devait à la reconnaissance de divers souverains qu’il avait guéris.

M. de Réaumur, si connu par son goût décidé pour l’histoire naturelle, lut un mémoire sur les fours à poulets. Notre bon roi Henri IV disait qu’il voulait mettre en état tous les paysans de son royaume de manger la poule tous les dimanches ; M. de Réaumur cherche à réaliser cette idée en multipliant la volaille. Voici ce qu’il a imaginé pour cela : 1° il y a en Égypte des fours où l’on fait éclore environ cinquante mille poulets par le moyen d’une certaine chaleur qu’on entretient sous les œufs qu’on fait couver ; 2° il est certain que cette manière est plus utile que la nôtre parce que, parmi nous, les poules occupées à couver des œufs ou à nourrir leurs petits ne pondent point ; 3° il n’y a pas assez d’œufs, dans nos villages d’Europe, pour en faire couver cinquante mille, et si on en fait couver beaucoup moins les frais du four se trouvent trop forts ; 4° il faut donc chercher une autre manière de faire couver, et M. de Réaumur l’a trouvée dans des fours de fumier qui ne sont pas d’une grande dépense ni difficiles à régir ; 5° pour déterminer le point de chaleur qu’il faut entretenir dans ces fours, M. de Réaumur a examiné avec un thermomètre le degré de chaud qu’il y a sous une poule quand elle couve ; mais comme le thermomètre serait embarrassant peut-être pour les régisseurs des fours, M. de Réaumur indique comment, avec du beurre, on peut s’assurer du degré de chaleur nécessaire pour les couvées ; 6° comme il ne suffit pas de faire naître des poulets et qu’il faut les nourrir, M. de Réaumur décharge les poules de ce soin afin qu’elles puissent s’occuper à pondre, et en charge les chapons, qui en conduisent cinquante ou soixante quand on les élève à cela. Le feu duc d’Orléans, régent du royaume, avait formé le projet de faire essayer les fours à poulets en France. Sa mort empêcha l’exécution de cette idée. Ce prince, avec ses vices, était un grand homme, et son fils, avec ses vertus, est un homme au-dessous du médiocre : ce qui a fait dire à un prélat bel esprit que les vertus du fils nous font regretter les vices du père.