Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/34

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 228-232).
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XXXIV

Le goût de notre théâtre comique a changé cinq ou six fois en moins d’un siècle et demi. 1° Nos comédies n’étaient d’abord que des farces sans esprit, sans intrigue, sans dialogue, sans sel et sans décence. 2° Lorsque, vers le commencement du dernier siècle, nous commençâmes à sortir de la barbarie, nos auteurs se contentèrent de traduire les pièces espagnoles, toutes remplies d’incidents merveilleux, de changements de noms, d’aventures romanesques. 3° Molière créa parmi nous un genre nouveau, et le porta à sa perfection. Ses comédies sont écrites d’un style naturel ; nos mœurs y sont peintes d’après nature. Son dialogue est vif et aisé ; il n’eut d’autre successeur que Regnard. 4° Après la mort de ces deux grands hommes, il régna sur notre théâtre un comique bas, des mœurs indécentes, une diction négligée. Dancourt est celui des auteurs de ce genre qui acquit le plus de réputation. 5° On se lasse, dans ce pays-ci, des bonnes choses, et encore plus des mauvaises. On était descendu trop bas et on monta tout d’abord trop haut. Au comique de Dancourt succéda celui de Destouches et de La Chaussée, qu’on appelle le comique larmoyant. Ce sont des tragédies bourgeoises qui n’ont ni la majesté du cothurne ni l’enjoué du brodequin ; ces drames hermaphrodites paraissent déchoir de leur réputation. 6° Il s’introduit un nouveau genre qui est allégorique ; Boissy et Saint-Foix ont fait aimer cette manière en y répandant de l’esprit à pleines mains. Avec de l’esprit, vous le savez, on fait des Français tout ce qu’on veut, il paraît une comédie en un acte et en vers intitulée le Plaisir[1], qui est dans ce dernier genre et qui a occasionné ces réflexions.

Le Plaisir a été représenté avec quelque succès il y a plus d’un an. Le bien qu’on y dit des Anglais et le mal dont on accuse les Français a suspendu longtemps l’impression de cette pièce. Vous la trouverez écrite d’un style saillant et épigrammatique. Du reste il n’y a point d’intrigue. Le Plaisir se présente ; un Français le veut à Paris, un Anglais à Londres et une Italienne à Venise. Après que chacun a dit les raisons qui doivent lui mériter la préférence, le Plaisir veut aller partout ; il en dit les raisons qui sont le dénoùment de la pièce :

Je saLe Plaisir est de tous pays.
Je saJe suis un enchanteur aimable ;
Je sais me transporter partout au même instant,
Mais je me cache aux yeux sous un déguisement,
JePartout divers et partout agréable,
Je saSelon les lieux, selon les temps.
Je saTout est plaisir et tout est peine.
Je suis en mille lieux mille objets différents ;
Ici je suis l’amour, et là je suis la haine.
M’accommodant aux lieux, au temps, au goût, aux pleurs.
Nouveau caméléon, quand je change de terre.
Je sais me transformer et changer de couleurs.
Je saJe suis peut-être, en Angleterre,
JeSérieux, sombre, un peu trop réfléchi.
En France moins pensé, peut-être mieux senti ;
JeEn Italie un peu moins raisonnable,
Plus gai, plus enjoué, peut-être plus aimable.
Mais quelque habit enfin qui puisse me couvrir,
Je suis partout charmant, et partout le Plaisir.

— On vient de m’apporter le Marchand de Londres, ou l’Histoire de George Barnwell, tragédie bourgeoise traduite de l’anglais, de M.  Lillo[2]. Le théâtre anglais, tout singulier qu’il est, n’a rien d’aussi singulier que cet ouvrage. Une fille de joie voit un garçon marchand qui est bien fait et qui a un air simple. Elle s’en fait d’abord aimer, elle l’engage ensuite à découcher, puis à voler son maître. Le jeune homme a un oncle fort riche dont il doit hériter. Sa maîtresse l’oblige à lui faire donation de cette succession et à aller assassiner cet oncle. Il revient de cette horrible opération avec un air égaré et les mains teintes de sang. Comme ses remords l’ont empêché de rien emporter de chez son oncle, sa maîtresse indignée va le dénoncer au magistrat. Il est pendu, ainsi que sa maîtresse dont on découvre les horreurs par la déposition de ses domestiques. Leur mort est comme elle devait être ; le marchand, revenu à lui-même, meurt en homme vertueux, comme il avait vécu jusqu’au fatal instant où il a connu Milvond. Milvond meurt en personne familiarisée avec le crime. L’abbé Prévost, qui s’est trouvé à Londres lorsqu’on a représenté cette pièce pour la première fois, m’a dit qu’il n’avait jamais vu de spectacle aussi frappant que celui-là. Je n’ai pas éprouvé cette émotion en lisant cette tragédie, mais elle ne m’a pas paru non plus aussi risible que doit l’être naturellement une pièce dont une fille de joie est le personnage principal.

— Les Anglais n’ont pas en leur langue une seule histoire de leur naiion qui soit supportable. Ils ont pourtant deux historiens dont ils font cas et avec raison. Le premier est Clarendon, qui a écrit les Guerres civiles d’Angleterre avec une dignité et une force extraordinaire ; le second, Burnet, qui a jeté beaucoup d’agrément dans l’histoire de son temps ; mais, après tout, ce ne sont que des morceaux. L’esprit de parti a empêché cette nation de pousser le genre historique aussi loin que la plupart des autres belles connaissances. Il paraît aujourd’hui un M.  Coste qui a publié en anglais les premiers volumes de l’histoire de sa nation et qui va donner incessamment la suite. Cet ouvrage, qu’on dit profond et exact, manque d’agrément. M.  le chancelier a chargé M.  l’abbé Prévost, un des hommes de France qui écrivent le mieux, de traduire cette histoire et d’y ajouter cet air lié, correct et élégant, que nous exigeons dans les ouvrages de cette nature. Ce célèbre écrivain va commencer cet important travail. Il est seulement à craindre qu’il ne se hâte trop de finir. C’est sa méthode ; il se contente le plus souvent de donner du médiocre, quoiqu’il soit né pour atteindre la perfection. Nous avons déjà dans notre langue trois ouvrages considérables sur l’Angleterre : 1° les Rèvolulions de ce royaume, par le P. d’Orléans, jésuite. C’est un ouvrage égal ou supérieur à tout ce que je connais par la force du style, par la finesse et la hardiesse des réflexions, par la ressemblance des portraits, par la délicatesse des transitions. C’est dommage qu’il ait gâté sa belle histoire par un défaut de correction, par une crédulité outrée et par une partialité marquée pour les catholiques ; 2° L’histoire d’Angleterre, par Larrey, qui a eu une vogue passagère et n’est plus lue aujourd’hui. C’est un ouvrage où les faits de tous les peuples sont entassés sans discernement, sans goût, sans méthode. L’auteur ne manquait pas d’esprit et n’écrivait pas trop mal, mais il est toujours satirique ou flatteur, et aucune de ces deux manières ne convient à un historien ; 3° Rapin de Thoyras est le premier qui ait écrit l’histoire d’une nation, les autres n’écrivent que l’histoire des rois. Tout ce qui regarde l’Angleterre se trouve bien discuté, bien développé dans l’histoire de Thoyras. Il manque un peu de couleur et d’agrément dans le style, presque toujours trop sec et trop uniforme. Vous aurez aussi observé en le lisant qu’un génie trop républicain règne dans le cours de son ouvrage. Il se déclare toujours sans ménagement pour les presbytériens contre les épiscopaux, qui sont royalistes.

— Le roman intitulé Zadig, qui faisait d’abord peu de bruit, en fait maintenant beaucoup. Il est certain que cet ouvrage est traduit de l’anglais et personne ne doute que M. de Voltaire n’en soit le traducteur. Il est certain, malgré cela, que cet ouvrage n’est pas dans le goût anglais ni dans le genre de Voltaire.

— On vient d’achever d’imprimer, à Genève, un ouvrage en deux volumes in-4o intitulé : l’Esprit des lois[3]. C’est une production très-importante de l’auteur des Lettres Persanes. Il a envisagé son sujet dans le grand, et l’a traité en législateur. Cet ouvrage n’est pas encore arrivé à Paris.

— On a formé successivement en France plusieurs manufactures de porcelaine qui sont tombées au bout de quelques années. Celle de Vincennes, qui a commencé il y a environ six ans, a eu d’abord des progrès très-lents et presque imperceptibles, mais depuis cinq ou six mois les ouvrages y ont été portés à un degré de perfection qui n’est pas croyable. La peinture est encore bien inférieure à celle de Saxe, mais le blanc en est peut-être plus beau. Quoi qu’il en soit, notre manufacture vient d’acquérir depuis huit jours un avantage tout à fait considérable. Un frère servant chez les Bénédictins, nommé frère Hippolyte, a trouvé le secret d’incruster l’or dans la porcelaine, au lieu qu’on ne fait que l’appliquer en Saxe. Le roi a acheté ce secret et en a fait présent aux entrepreneurs de Vincennes. L’expérience en a été faite plusieurs fois, et elle a parfaitement réussi. L’inventeur travaille à perfectionner sa découverte, et il espère réussir à donner à l’or, sur la porcelaine, toutes les couleurs qu’il peut prendre ailleurs.

— Comme il n’a paru aucun ouvrage ni bon ni mauvais depuis ma dernière lettre, je vais recueillir ici quelques anecdotes assez singulières sur l’homme de notre littérature le plus décrié : c’est le bonhomme Chapelain. Vous vous rappelez aisément tous les traits qui lui ont été lancés par Despréaux et par tous les autres satiriques de son temps.

La célébrité de Chapelain était si grande que le cardinal de Richelieu, voulant faire la réputation d’un ouvrage, pria le poëte de lui prêter son nom en cette occasion, ajoutant qu’en récompense il lui prêterait sa bourse en quelque autre.

Un jour Chapelain lisait son poëme chez M.  le Prince. On y applaudissait et chacun s’efforçait de le trouver beau. Mais Mme  de Longueville, à qui un des admirateurs demanda si elle n’était pas touchée de la beauté de cet ouvrage, répondit : « Oui, cela est parfaitement beau, mais c’est bien ennuyeux. »

Chapelain était appelé par quelques académiciens le chevalier de l’ordre de l’Araignée, parce qu’il portait un habit si rapiécé, si recousu, que le fil formait dessus comme une représentation de cet animal. Étant un jour chez M.  le Prince, où il y avait une grande assemblée, il vint à tomber du lambris une araignée qui étonna toute la compagnie par sa grosseur. On crut qu’elle ne pouvait venir de la maison parce que tout y était d’une grande propreté. Aussitôt toutes les dames se mirent à dire d’une commune voix qu’elle ne pouvait sortir que de la perruque de Chapelain ; ce qui pouvait bien être, puisqu’il n’avait jamais eu qu’une seule perruque. Chapelain à l’avarice joignait la malpropreté. Balzac contait qu’ayant été dix ans sans le voir, parce qu’ils étaient brouillés, il se raccommoda avec lui, et que, l’étant allé visiter, il le trouva dans sa chambre où il aperçut une même toile d’araignée qui la traversait et qu’il y avait vue avant que d’être brouillé avec lui. Chapelain, pour épargner ses serviettes, avait un balai de jonc sur lequel il s’essuyait les mains.

  1. Par l’abbé Marchadier. Paris 1748, in-12. Représentée pour la première fois le 3 août 1747.
  2. Par M*** (P. Clément, de Genève). S. 1., 1748, in-12.
  3. Voir sur les diverses éditions de l’Esprit des Lois la brochure de M. Louis Daugeau (Vian), Montesquieu. Bibliographie de ses œuvres. Paris, P. Rouquette, 1874 in-8o.