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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/55

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 345-352).
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LV

Les Essais de morale et de littérature, de l’abbé Trublet, qui n’avaient qu’un volume, viennent d’être réimprimés en deux. Les augmentations n’ont ni plus ni moins de prix que ce qu’on avait depuis dix ans. Tout le monde sait ici que ce livre n’est guère qu’une collection faite avec goût et avec soin de ce que l’auteur a entendu dire de meilleur aux plus illustres de nos écrivains avec lesquels il a passé sa vie. Cette circonstance domine le mérite de l’auteur, sans rien diminuer de celui de l’ouvrage. Si vous le lisez, vous y trouverez une logique et une précision admirables : beaucoup de jugement et peu d’imagination ; plus de netteté que d’élévation dans les pensées ; un style exact, mais maniéré ; de petites finesses plutôt que des choses véritablement délicates ; des discussions graves sur des objets quelquefois frivoles. Le travail se fait sentir à chaque page ; à peine y entrevoit-on de temps en temps le génie. Cet ouvrage, dès qu’il parut, eut sa place marquée parmi les livres de second ordre, et il n’en est pas sorti. Voici les traits qui m’ont le plus frappé dans cette lecture :

« Les Français parlent souvent tous à la fois lorsqu’ils sont ensemble ; leurs conversations sont bruyantes ; on dirait au contraire, au silence qui règne au milieu d’une troupe d’Anglais, qu’ils méditent profondément, ou que ceux qui ne méditent pas craignent de troubler les autres. Les Français, au bruit qu’ils font, ne s’entendent pas ; les Anglais ne disent mot, cela revient à peu près au même.

« Un homme d’esprit se tait avec les sots comme un riche refuse l’aumône à un mendiant ; il n’a point de monnaie.

« Il faut chercher à plaire aux autres pour flatter leur amour-propre, et cependant ne pas le chercher trop de peur de le blesser.

« On nous pardonne nos défauts quand nous les connaissons, nos bonnes qualités et nos vertus quand nous ne les connaissons pas.

« On est bientôt las d’admirer les mêmes choses ; c’est dégoût. On est encore plus tôt las d’admirer le même homme, c’est malignité.

« De tous les vices, le plus vivement et le plus généralement haï, c’est l’orgueil, parce qu’il est haï de tous les orgueilleux.

« On flatte quelquefois plus volontiers qu’on ne loue, et cela par malignité ; une louange fausse fait ordinairement moins de profit qu’une vraie à celui qui la reçoit, souvent elle lui fait tort en le trompant, et même sans le tromper lui donne du ridicule.

« La modestie du sot sauve du mépris, celle de l’homme d’un grand mérite ne le sauve pas toujours de la haine.

« Quand les plaisirs trop vifs n’auraient d’autre suite fâcheuse que la longueur et l’ennui où l’âme tombe lorsqu’elle est réduite aux plaisirs modérés, ç’en serait assez pour les éviter.

« La grandeur rend la vertu plus respectable au vulgaire et au philosophe : au vulgaire, parce que la grandeur lui impose ; au philosophe, parce qu’il sait que la grandeur est un obstacle à la vertu.

« Eugène se conduit également mal avec son valet et avec son prince auquel il est attaché. Trop philosophe, et par là trop fier et trop humain, il les regarde l’un et l’autre comme ses égaux et agit en conséquence. Son maître le hait et son valet le méprise.

« Tel grand disgracié pour une action de vertu se repent de l’avoir faite, et ferait pour rentrer en place ce qu’il n’aurait jamais fait pour y parvenir, ni même pour s’y maintenir. La mauvaise fortune l’a corrompu.

« Les gens de qualité ne connaissent guère qu’une vertu et qu’un vice : la bravoure et la lâcheté ; c’est qu’ils ont plus d’honneur que de vertu.

« Une naissance obscure est un obstacle aux occasions de la vertu : une naissance illustre est souvent un obstacle à la vertu même.

« Sacrifier sans cesse son amour-propre à celui des autres, voilà la meilleure définition qu’on puisse donner de la politesse.

« En général, les Français ont peut-être moins de défauts que les autres nations, cependant ils font plus de fautes de toute espèce. C’est qu’ils sont pour la plupart étourdis et indiscrets par trop de vivacité. Or, l’effet de l’étourderie et de l’indiscrétion, c’est de multiplier leurs fautes.

« Je demandais un jour à deux chartreux pourquoi ils avaient quitté le monde. Ils me répondirent que c’était parce qu’ils avaient tout ce qu’il fallait, l’un pour y plaire, l’autre pour y déplaire, et tous deux par conséquent pour s’y perdre.

« Un pauvre vertueux remerciait un riche vertueux, qui lui avait fait un don considérable. Celui-ci lui répondit : C’est Dieu seul que vous devez remercier, parce que c’est lui qui m’a donné et mes richesses et la volonté de vous en faire part. Pour moi, je vais lui rendre grâce de m’avoir fait connaître votre vertu et vos besoins.

« Il y a des gens qui n’ont plus d’esprit dès qu’ils sentent qu’on en a plus qu’eux. Quiconque les surpasse les anéantit.

« Je dis dans une compagnie : M.*** a de l’esprit, je dis dans une autre qu’il n’en a pas, et cela sans me contredire, sans mentir, sans tromper ceux à qui je parle ; au contraire, je les tromperais en leur parlant autrement. Ils n’ont pas, les uns et les autres, la même idée d’un homme d’esprit, ils prennent ces termes dans des sens forts différents. Je dois donc me conformer à leur dictionnaire, si je veux qu’ils m’entendent. »

— L’abbé Yart, de l’Académie de Rouen, vient de nous donner deux volumes de traductions des meilleurs poëtes d’Angleterre, sous ce titre : Idée de la poésie anglaise[1]. Ce traducteur ne connaissant pas, ou plutôt ne sachant pas rendre les beautés de la poésie, son style est ordinairement enflé lorsqu’il devrait être grand ; trivial, lorsqu’il devrait être simple ; forcé, lorsqu’il devrait être enjoué. Au lieu de s’élever aux auteurs qu’il traduit, il les fait descendre jusqu’à lui. Tous ces écrivains, qui ont un génie si différent, paraissent, grâce aux soins de leur interprète, n’avoir qu’une même manière. Tous les morceaux traduits sont précédés d’un examen communément assez sensé, mais qui manque presque toujours de sel et d’agrément. Voici les pièces qui composent ce recueil :

1° Le Philips, un poëme sur le cidre ; c’est une faible imitation des Géorgiques de Virgile ; le Précieux Schelling, poëme burlesque qui a pu faire rire les Anglais, mais qui ne produira pas le même effet en France ; un poëme sur la bataille d’Hoschtædt. Cette poésie est destituée de merveilleux et remplie d’inventions contre la France. La marche en est trop lente, et les digressions trop lentes ou trop fréquentes. Du reste, vous y trouverez des images nobles, des pensées hardies, des comparaisons heureuses et un enthousiasme qui n’est pas toujours assez réglé. M. de Tallard ayant été fait prisonnier dans cette bataille, Marlborough, qui était humain, chercha à le consoler. « Tous ces motifs de consolation que vous m’apportez, lui dit le général français, n’empêchent pas que vous n’ayez battu les plus braves troupes du monde. — J’espère, repartit l’Anglais, que vous en excepterez celles qui les ont battues. » Les ennemis de la France ayant érigé un trophée à Hoschtædt pour perpétuer le souvenir de la victoire qu’ils y avaient remportée, un Gascon fit les vers suivants :

ChaqMaugrebleu du fat qui t’a fait,
ChaqVaine pyramide d’Hoschtædt ;
ChaqAh ! si pour pareille vétille
Chaque bataille, assaut, prise de ville,
ChaqLouis, ce héros si parfait,
ChaqAvait fait dresser une pile,
Le pays ennemi serait un jeu de quille.


2° Du docteur Swift. Comme les pièces qu’on a traduites de cet ingénieux et agréable écrivain sont peu de chose, je crois que vous aimerez mieux une épitaphe de sa façon, qu’on lit à Dublin sur le tombeau du maréchal de Schomberg et qu’on a extraite de ses poésies. Le doyen et le chapitre de cette église ont fait leur possible pour engager les parents du maréchal à lui ériger un monument ; n’ayant pas réussi ni par leurs lettres ni par leurs amis, ils ont enfin mis cette pierre avec indignation sur son tombeau : « Passant, apprends que les cendres de ce grand capitaine, à la honte de ses héritiers, sont ici d’une manière peu digne de lui ; les liens du sang ont fait moins d’impression sur ses parents que l’idée de ses vertus guerrières sur les étrangers. »

3° Les satires du comte de Rochester. Elles m’ont paru moins correctes, moins élégantes, moins exactes que celles de Boileau ; mais je n’y ai pas trouvé plus de chaleur, plus d’emportement, plus de connaissance des hommes et de la philosophie.

4° Quelques odes fort belles de Waller sur Cromwell. Charles II ayant été rétabli sur le trône de ses pères, le poëte vint lui présenter une ode sur son heureux retour. « Vous avez mieux fait pour le Protecteur que pour moi, dit le prince. — Sire, répondit Waller, nous autres poëtes, nous réussissons mieux dans les fictions que dans les vérités. » Pline avait dit auparavant dans son Panegyrique de Trajan : Ingeniosior est enim ad excogitandum simulatio, veritate, servitus libertate metus amore.

5° Les odes de Mathieu Prior sont aussi sublimes que les meilleurs ouvrages de sa nation et infiniment plus correctes. Sa vocation aux lettres est singulière. Il servait dans un cabaret de Londres. Le comte de Dorset et le duc de Buckingham y dînaient un jour ensemble ; ils ne pouvaient s’accorder sur un passage de Shakespeare. Le comte de Dorset, pour plaisanter, s’avisa de consulter le jeune Prior. Celui-ci démêla si bien le sens de ce passage que le comte de Dorset résolut de le faire étudier à ses dépens. Prior accompagna milord Portland en France en 1699. Ce poëte considérait à Versailles les belles tapisseries faites sur les dessins de Lebrun, qui représentaient les victoires de Louis XIV, et on lui demanda si Guillaume III avait son histoire dépeinte de la même manière dans son palais : « Non, dit-il, il y a partout des monuments des grands exploits de mon maître, excepté chez lui. »

— Le P. Folard, jésuite de Lyon, fit part, en 1736, à un de ses confrères de Paris d’une tragédie manuscrite de sa composition intitulée Agrippa. Un ami de l’auteur, qui eut la curiosité de la voir, envoya un de ses gens pour la chercher ; on le renvoya au lendemain sous je ne sais quel prétexte. Un cartouchien qui était aux aguets, entendant parler d’un paquet arrivé de province, crut que c’était quelque chose de précieux ; il prit la livrée du laquais qu’il avait épié et alla chercher le paquet qu’on lui remit sans difficulté. Il avait fait à peine ce ridicule vol qu’il fut arrêté. Le magistrat qui fut chargé de l’interroger badina le soir avec ses amis à un grand souper de l’aventure du cartouchien ; on voulut voir la tragédie, et le président Dupuy, la trouvant à son gré, la donna au théâtre sous son nom, avec le titre de Tibère, après y avoir fait faire quelques changements par l’abbé Pellegrin. Cette pièce eut un sort fort funeste, et attira à l’auteur adoptif l’épigramme suivante :


Si sous le nom du président Dupuy,
ChaqueTibère n’a pu plaire,
ChaAurait-il plu sous celui
ChaqueQui pour la lui refaire
CÀ reçu cent écus de lui ?

La chute de cette tragédie engagea un jeune homme appelé Duvaure à jouer le président Dupuy dans une comédie intitulée le Faux Savant. Cette petite pièce n’eut aucun succès, et on l’avait perdue de vue, lorsqu’on la vit reparaître comme pièce nouvelle sous le titre de l’Amant précepteur. Les caractères en sont misérables, et le style assez plat. Elle réussit pourtant, parce qu’on y a collé un premier acte qui est rempli de bonnes plaisanteries. Comme c’est un hors-d’œuvre et qu’il est infiniment supérieur au reste de l’ouvrage, on croit que Duvaure n’en est pas l’auteur.

— La place vacante de l’Académie française par la mort du cardinal de Rohan n’est pas encore donnée. Le prince de Montbazon, qui l’avait d’abord demandée, abandonna ses poursuites à la sollicitation des princes de sa maison qui ne trouvaient pas qu’un homme qui n’avait jamais eu le goût des lettres pût siéger avec bienséance parmi les plus beaux esprits du royaume. L’abbé Le Blanc, soutenu de tout le crédit de Mme la marquise de Pompadour, a eu longtemps les plus fortes espérances ; les cris du public et la fermeté de quelques académiciens ont déterminé cette dame, qui aime véritablement les arts, à retirer sa protection à un écrivain qu’on n’en trouvait pas trop digne. Il paraît que les mesures sont prises pour l’abbé de Vauréal, évêque de Rennes, qui est revenu depuis quelque temps de son ambassade d’Espagne. Ce prélat s’accommodera-t-il aussi bien du loisir des muses que du tumulte des affaires ? C’est ce qu’il m’est impossible de vous dire.

Comme c’est probablement la dernière fois que j’aurai l’honneur de vous parler de l’abbé Le Blanc, je vais transcrire quelques épigrammes que son ambition d’être académicien lui a procurées.

Première épigramme, qui fait allusion à une tragédie d’Aben-Said, qu’a faite l’abbé Le Blanc, et à sa qualité de fils de geôlier :

Ce candidat, pour qui s’ouvre l’Académie,
D’Horace et de Mécène unit le droit flatteur ;
Si l’auteur de Saïd peut paraître un génie,
Le geôlier de Dijon doit paraître un seigneur.

Deuxième épigramme, où l’abbé Le Blanc est comparé avec le poëte Roy, chevalier de Saint-Michel :

Ici-bas rien n’est éternel ;
La plus illustre compagnie
S’écroule après s’être flétrie
De quelque opprobre solennel ;
Un bavard, fait comme l’Envie,
Fut l’éteignoir de Saint-Michel ;
Un pédant chargé d’infamie
Et du mépris universel,
Peut être de l’Académie.

Troisième épigramme du poëte Roy, qui rappelle un arrêté du parlement de Paris contre Voltaire :

En recevant certains auteurs
Qu’un arrêt du sénat regarde,
Il faut un geôlier qui le garde
En attendant l’exécuteur.

— C’est un fait constant, à Paris, que M. de Voltaire fait un Catilina et qu’il en est à son quatrième acte. Les amis de M. de Crébillon poussent les hauts cris ; quoi qu’ils en disent, je les crois plus irrités contre les talents du premier poëte de l’Europe que contre son ambition.

— Le roi a chargé l’Académie des inscriptions et belles-lettres de faire son histoire en médailles, comme elle fit autrefois celle de Louis XIV. Les ouvriers choisis pour ce grand travail sont MM. de Boze, Sallier, Foncemagne, Fenel, Le Beau et Bougainville. Ils doivent rendre compte jeudi prochain au comte d’Argenson du plan qu’ils auront fait pour cet ouvrage.

— Le lieu de la place où doit être érigée la statue de Louis XV est enfin arrêté ; on a préféré le carrefour de Bucy, qui est près de la Comédie-Française, à tous les autres quartiers de Paris ; l’exécution du plan arrêté doit monter à trente millions.

  1. Ces essais de traduction comportent huit volumes (1749-1771).