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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/56

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 352-356).
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Les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, du président de Montesquieu, ont fait naître à l’abbé Le Moine d’Orgival la pensée de donner sous le même titre l’histoire des lettres chez le même peuple[1]. Autant il y a de génie, de profondeur, de lumière dans le premier de ces ouvrages, autant le second est faible, superficiel et commun ; c’est proprement un recueil de tout ce qui a été dit de plus trivial sur les écrivains qu’a produits l’ancienne Rome. La forme ne vaut pas mieux que le fond ; il est bien difficile, quand on est un peu instruit, de soutenir la lecture de cet ouvrage.

— Les Anglais, le seul peuple peut-être de l’Europe qui sente le prix de la vie des hommes, ont commencé à faire usage d’une nouvelle méthode pour pomper le mauvais air des vaisseaux, par Samuel Sutton, et voici en quoi elle consiste :

Pour apprêter les provisions de tout l’équipage du vaisseau, on doit avoir un fourneau qui soit plus ou moins grand, à proportion du volume du vaisseau et du nombre de matelots. Ce fourneau est construit dans les vaisseaux de la même manière que sur la terre, ayant deux cavités séparées par une grille de fer. La première, qui a une porte de fer, est pour le feu ; les cendres tombent à travers la grille jusqu’au fond de l’autre ; la fumée passe par une cheminée et se dissipe à l’ordinaire. Lorsque le feu est allumé, il est entretenu par l’air qui se trouve près du cendrier ; mais, si contre la coutume, on adapte une porte de fer comme la première qui ferme très-exactement pour empêcher l’entrée de l’air, le feu sera bientôt éteint s’il n’est entretenu par quelque autre ouverture. Dans cette vue, on fait un ou plusieurs trous dans le massif du fourneau et à côté du cendrier, et on y enserre des tuyaux de plomb ou de cuivre qui les remplissent exactement et qui de là vont aboutir à l’archipompe et à d’autres parties du vaisseau. Par ce moyen, l’air qui est près de l’extrémité des tuyaux y entre avec impétuosité, et le mauvais air est transmis jusqu’au feu, d’où il se dissipe par la cheminée sans causer aucune incommodité. Alors un air frais qui vient des autres parties du vaisseau remplit la place du premier que le feu consume sans cesse pour son entretien. On jouira de cet avantage non-seulement durant la continuation du feu, mais tant qu’il restera quelque chaleur dans le foyer ou dans le fourneau.

M. de Réaumur vient de donner deux nouveaux volumes sous ce titre : Art de faire éclore et d’élever en toute saison les oiseaux domestiques de toutes espèces, soit par le moyen de la chaleur du fumier, soit par le moyen du feu ordinaire[2]. Vous retrouverez dans cet ouvrage ce que vous avez vu dans ceux qui l’ont précédé des vérités dont un grand nombre sont peu importantes, une exactitude quelquefois ennuyeuse, des détails peu intéressants. Ces défauts sont compensés par des faits agréables et par le talent qu’a éminemment l’auteur de bien observer.

— Le choix que l’Académie française a fait de M. l’évêque de Rennes pour remplacer le cardinal de Rohan, a fait enfin cesser les épigrammes contre l’abbé Le Blanc. En voici trois contre ce candidat et contre l’Académie, qui avaient précédé l’élection :

Exclu trois fois avec horreur
Par la Quarantaine mutine,
Me voilà ruiné d’honneur !
— Niger, un peu moins de clameur,
Est-ce un mendiant qu’on ruine ?

Troupe au bon sens antipode,
Touche au dernier période
De ton avilissement.
Qui que tu puisses élire,
Après ce noir garnement,
À compter de ce moment
On n’a plus rien à te dire.


Même eJadis Apollon fut berger.
Même encore aujourd’hui sur les bords de la Seine
On voit paître un troupeau qu’il daigne protéger
Même eEt compter trois fois la semaine.
Malgré les soins du dieu, cet illustre bétail
Essuie assez souvent de rudes escarmouches,
Même eEt ne rentre guère au bercail
Sans être maltraité par certains loups farouches.
« Quoi ! dit un jour Phoebus, mes nourrissons chéris
Seront toujours en proie à ce peuple féroce !
Qu’on me fasse venir d’Angleterre ou d’Écosse
MêmUn bataillon de dogues aguerris.
— Eh ! qu’avez-vous besoin d’une meute étrangère ?
Même eLui répondit certain quidam :
Vous pouvez de Pluton emprunter le cerbère ;
MêmMais faites mieux, ayez l’abbé Le Blanc. »

— L’Académie française adjugea, le jour de Saint-Louis, le prix de poésie au chevalier de Laurès. La lecture de l’ouvrage couronné fut suivie de quelques réflexions sur la nécessité et l’agrément de la rime, par M. de Fontenelle. Le public n’a pas trouvé mauvais qu’un homme âgé de quatre-vingt-treize ans fit un radotage ; mais il a beaucoup blâmé les amis de cet illustre écrivain de le lui avoir laissé lire. M. de Marivaux nous régala d’une dissertation dans laquelle il examinait pourquoi les philosophes étaient plus respectés que les beaux esprits, Newton et Malebranche, par exemple, plus que Corneille et Racine. Il a dit sur cela des choses fines, profondes, agréables, que vous devinerez aisément. Le public, qui paraît depuis assez longtemps brouillé avec cet aimable auteur, s’est réconcilié avec lui à cette occasion. Je n’ai guère rien vu d’aussi applaudi, et j’ai peu vu de choses qui méritassent plus de l’être.

ÉPITRE DE M. DE RESSÉGUIER, CHEVALIER DE MALTE, À DUFOUARD, CÉLÈBRE CHIRURGIEN DE M. LE COMTE DE CLERMONT.

Et tu Toi qui possèdes si bien
Et tu Le talent d’ouvrir les veines,
Et tu À tout l’art du chirurgien
Et tu Tu joins les notions certaines
Et tu D’Hippocrate et de Galien ;
Et tu reçus encor des mains de la nature
Un esprit vif, modeste, une douceur qui plaît,
Qui, de nos qualités, est l’unique parure
Et la seule qui manque aux talents d’Arouet.
Et tu Cher Dufouard, reçois cette épître,
Reçois ces vers sortis d’un cerveau languissant ;
Et tu Ils te sont dus à plus d’un titre,
Ils sont le faible fruit d’un cœur reconnaissant.
Et tu La lumière m’était ravie,
Je ne voyais déjà que l’horreur du tombeau,
Et tu Lorsque tu daignas de ma vie
Et tu Rallumer le triste flambeau.
Et tu Dans la vigueur de la jeunesse,
Et tu Touchant à mon dernier moment,
Et tu Pour mes amis, pour ma maîtresse,
Et tu Je n’avais plus de sentiment.
Tout s’éteignait en moi ; mon débile génie
Ne produisait plus rien que des fantômes vains ;
Je confondais Corneille et les fils d’Uranie
Et tu Avec les plus plats écrivains.
Cent fois avec plaisir, cent fois dans mon délire,
J’ai lu Moncrif, Le Blanc, le chantre d’Alaric,
Je croyais que Sophocle avait laissé sa lyre.
Et tu Au froid auteur de Chilpéric.
Je mettais Vadius beaucoup plus haut qu’Horace.
Et tu Ô Linant, je vous admirais !
Et tu Je faisais plus, oui, je pleurais
Et tu À la Venise de La Place.
De cet affreux état ton secours m’a sorti,
Tu m’as rendu ce goût, cette clarté divine
Qui me font admirer le chantre de Henri
Et mépriser le trait qui crayonna Nanine.
Et tu Dufouard, que ne te dois-je pas ?
Par tes soins assidus, par ton génie habile
Mes yeux verront encor les beaux yeux de Camille
Et tu Et jouiront de ses appas.

Adorable Camille, ô ma chère maîtresse,
J’irai goûter chez vous mille charmes nouveaux ;
J’essuierai de ma main ces pleurs que la tendresse
Et tu Vous fit répandre sur mes maux.
Puisse le tendre amour payer tous tes services !
Puisse-t-il, cher Dufouard, te combler de ses biens,
Surtout remplir tes jours des aimables délices
Et tu Dont il daigne embellir les miens !
Mais que dis-je ? Tu vis sans souci, sans envie,
Chez un prince charmant que tu peux admirer,
Qui te voit, te chérit ; qu’a-t-on à désirer
Et tu Lorsque ainsi l’on passe sa vie ?
Et tu Grand merci de tes soins divers ;
Et tu Pour de l’argent je t’en souhaite :
Et tu Et qu’attendrais-tu d’un poëte
Que des remercîments et quelques méchants vers ?

  1. Considérations sur l’origine et le progrès des belles-lettres chez les Romains, et les causes de leur décadence. Paris, 1749, in-12.
  2. Paris, Imprimerie royale, 1749, 2 vol.  in-12.